« A vrai dire, cela s'agitait et bouillonnait à l'intérieur comme dans un chaudron infernal. Sur les parois et sur le fond, se tordaient et se pressaient des formes vagues qui s'agitaient sans cesse, allant çà et là dans un bruit de pas, se massant en certains points et semblant se parler un langage sibilant et horrible, qui faisait penser au sifflement des serpents. » Saisissante vision d'une assemblée du « Petit Peuple », vestige d'une race préhistorique qui hante les cavernes et les collines du pays de Galles et que l'on confond, à tort selon Arthur Machen, avec les inoffensifs elfes de Shakespeare. Le mythe des fées masquerait-il une terrifiante réalité qui expliquerait les substitutions d'enfants et les disparitions mystérieuses ? Cette hypothèse a inspiré à Arthur Machen quelques-uns de ses meilleurs récits fantastiques. D'après Jorge Luis Borgès, l'un de ses plus fervents admirateurs, « Arthur Machen peut, parfois, nous proposer des fables incroyables, mais nous sentons qu'elles ont été inspirées par une émotion véritable. Il n'a presque jamais écrit pour étonner autrui : il l'a fait parce qu'il se savait habitant d'un monde étrange ».
1 - Roger DOBSON, Arthur Machen et le Royaume de l'invisible, page 5, préface 2 - Histoire du cachet noir (Novel of the Black Seal, 1895), page 17, nouvelle, trad. Jacques PARSONS 3 - La Pyramide de feu (The Shining Pyramid, 1895), page 59, nouvelle, trad. Jacques PARSONS 4 - Le Peuple blanc (The White People, 1904), page 83, nouvelle, trad. Jacques PARSONS 5 - La Main rouge (The Red Hand, 1895), page 121, nouvelle, trad. Norbert GAULARD 6 - Sortis de la terre (Out of the Earth, 1915), page 151, nouvelle, trad. Anne-Sylvie HOMASSEL 7 - Le Petit peuple (The Little Folk / The Little Beings of the Forest, 1925), page 159, nouvelle, trad. Norbert GAULARD 8 - Substitution (Change, 1936), page 165, nouvelle, trad. Norbert GAULARD 9 - L'Etrange aventure du Mont Nephin (The Strange Tale of Mount Nephim, 1932), page 179, nouvelle, trad. Anne-Sylvie HOMASSEL 10 - Michel MEURGER, Arthur Machen et la race sorcière, pages 185 à 196, article 11 - ANONYME, Bibliographie, pages 197 à 198, bibliographie
Critiques
La carrière d'Arthur Machen (1863-1947) est sans doute l'une des plus chaotiques de l'histoire du fantastique, voire de la littérature tout court. Il acquit la célébrité durant la Première Guerre Mondiale suite à un malentendu : pour soutenir le moral des troupes, il avait écrit un conte fantastique dans lequel les archers d'Azincourt venaient au secours des Tommies, et il passa le reste de son existence à affirmer que The Bowmen était une œuvre de fiction, contrairement à ce que prétendaient les supposés témoins de l'événement. Quelques années plus tard, la publication de ses contes en Amérique fit de lui un auteur culte, mais il se retrouva dans le dénuement le plus total à la fin de sa vie, tant et si bien que certains de ses admirateurs durent se cotiser pour lui verser une pension. La même succession de périodes d'oubli et de redécouvertes se prolongea après son décès, et l'on vit périodiquement certains des plus grands noms du fantastique tenter, à l'instar de Lovecraft qui l'avait reconnu pour maître, d'arracher son nom et ses œuvres du néant.
En France, un seul de ses livres a triomphé de ces vicissitudes : Le Grand Dieu Pan a toujours été disponible en librairie, son dernier avatar en date nous ayant été offert par les Éditions Librio. Mais les recueils publiés durant les années 70 par Flammarion puis Christian Bourgois sont introuvables depuis belle lurette.
Il faut donc saluer les Éditions Terre de Brume pour ces Chroniques du Petit Peuple, qui rassemblent tous les contes que Machen, auteur celtique s'il en fût, a consacrés aux elfes... ou plutôt à ces énigmatiques créatures non humaines -ou pré-humaines — que la légende a parées des oripeaux du merveilleux pour occulter leur caractère souvent terrifiant. Certes, le lecteur de 1998 risque d'être un peu déconcerté par le style et la stratégie narrative de Machen : il ne se soucie que rarement de suspense et de psychologie, le réalisme l'intéressant moins que le mystère ; ses personnages ne sont bien souvent que les seuls agents du récit, les péripéties qu'il imagine reposent un peu trop sur des coïncidences. Mais Machen n'en est pas moins un grand conteur fantastique, car il est sans doute le premier à avoir compris que le lieu, la terre, voire la Nature, est un personnage à part entière du fantastique. Et tous ces contes ont en commun de se dérouler dans un même périmètre circonscrit, celui de la région où Machen a vu le jour, à la limite de l'Angleterre et du Pays de Galles, un lieu que sa topographie, sa végétation, son climat, ses ombres et ses domaines inexplorés transforment en territoire de la terreur.
Et puis, parmi ces contes splendides se cache un véritable joyau intitulé Le Peuple blanc, sans doute l'un des meilleurs textes fantastiques jamais écrits. Si Machen peut être considéré comme archaïque, préférant rabaisser le coin du voile qu'il vient de soulever plutôt que de se complaire dans une description détaillée des horreurs qui frappent ses personnages, il se transcende dans Le Peuple blanc, nous offrant une vision intériorisée du mystère, par le biais d'un témoignage aussi bouleversant qu'horrifique, puisqu'il est rédigé par une fillette en grande partie inconsciente de ce qui lui arrive.
Il est rare que l'amateur de fantastique puisse goûter de tels chefs-d'œuvre, car ils nécessitent de la part d'un auteur une maîtrise totale de l'écriture. De ce point de vue, Machen ne sera sans doute jamais dépassé, et il faut souligner le travail de ses traducteurs — le regretté Jacques Parsons était lui aussi un maître, Anne-Sylvie Homassel et Norbert Gaulard n'ont pas à rougir de leur travail — qui concourent, ainsi que le préfacier Roger Dobson, qui nous parle de l'homme, et le postfacier Michel Meurger, qui s'intéresse lui aux origines de l'œuvre, à faire de ce beau livre un livre indispensable.