Charles SHEFFIELD Titre original : Brother to Dragons, 1992 Première parution : États-Unis, Wake Forest (Caroline du Nord) : Baen Books, novembre 1992ISFDB Traduction de Guy ABADIA
Robert LAFFONT
(Paris, France), coll. Ailleurs et demain Date de parution : avril 1994 Dépôt légal : mars 1994, Achevé d'imprimer : mars 1994 Première édition Roman, 288 pages, catégorie / prix : 139 F ISBN : 2-221-07613-3 Format : 13,5 x 21,5 cm✅ Genre : Science-Fiction
Il est né dans le ruisseau. Il a été baptisé, plus par compassion que par dérision, Job Napoléon Salk, par le médecin et l'infirmière qui l'ont sauvé de justesse.
Job, comme l'homme de la Bible, accablé de tourments.
Salk, comme le grand biologiste.
Napoléon, parce que, prématuré et rachitique, il a peu de chances de devenir un géant.
Il est né à un des pires moments de l'histoire, dans une Amérique du XXIe siècle en proie à la crise économique et à la dégradation de l'environnement, à la tyrannie des Princes qui la gouvernent mal sous couvert d'institutions faussement démocratiques. Il va errer d'asile en bordel, puis en maison de correction en passant évidemment par la rue. Dure école, mais formation idéale pour survivre en enfer.
Et l'enfer, c'est la Dent du Nebraska.
Une zone d'où l'on ne ressort pas, où l'on entasse les déchets chimiques et nucléaires de tout le continent.
Et, accessoirement, où l'on déporte les scientifiques que la tyrannie des Princes a désignés comme responsables de la Grande Cassure.
Ces scientifiques préparent quelque chose. Dell, factotum des Princes, veut savoir quoi.
Quel meilleur agent que Job envoyer sur ce tas de fumier ?
Critiques
Connu pour ses œuvres pétries de rigueur technologique, pour ne pas dire scientistes, qui devaient initialement quelque chose à Arthur C. Clarke, Sheffield a beaucoup élargi sa palette en près de vingt ans de métier. Pourtant, il surprend encore avec ce livre inspiré par celui de Job — dans la Bible — et cette vision d'un futur épouvantable sous tous les rapports, que n'aurait pas renié la SF « Club de Rome », la SF éco-catastrophiste des années 70 dont les échantillons chez nous les plus connus furent sans doute des romans de John Brunner, Tous à Zanzibar et Le Troupeau Aveugle (parus, déjà, chez « Ailleurs et Demain »).
Les USA du futur sont restés un îlot de relative stabilité, et de relative prospérité, dans un monde qui se déglingue sous l'effet des pollutions de toutes sortes. Mais la prospérité américaine — et ce n'est pas bien nouveau, prennent soin de nous rappeler des personnages-clé du livre — signifie qu'au milieu d'un grand nombre de pauvres, se trouvent quelques familles immensément riches. Ayant jeté bas le masque de la démocratie, elles ont pris le contrôle d'un pouvoir qui se matérialise encore dans les formes vidées de sens de celle-là : la célèbre promenade washingtonienne, de la Maison-Blanche au Capitole, connue sous le nom de Mall 1, désormais transformée en camp retranché. Pour Job Napoleon Salk, bébé prématuré abandonné dès sa naissance par une mère toxicomane, le Mall n'est qu'une zone blanche dans la ville, défendue par des systèmes automatiques impitoyables. Son enfance se passera d'orphelinat en gang de trafic de drogue en maison de redressement, avant d'aboutir dans la rue, où il ne se débrouille pas trop mal. Car Job, malgré son physique malingre et disgracieux, dispose d'un avantage : il peut assimiler à la perfection langues et accents étrangers, et les USA tiers-mondisés ont accueilli plus d'une communauté dans un melting-pot de moins en en moins lisse.
Alors, me direz-vous, Sheffield — qui, soit dit en passant, est Anglais d'origine — se met à nous faire du Dickens ? D'une certaine façon, oui ; du Dickens modernisé, fantasmé, mais terriblement efficace. Et d'autant plus surprenant de la part d'un auteur de hard science que les capacités, certes intellectuelles, qui permettent à Job de survivre n'ont rien de scientifique : son mimétisme linguistique repose sur la mémoire, et lui permet de gagner la sympathie des hommes plus puissants que lui, pas forcément d'analyser le monde.
Pourtant science et technologie s'arrangent pour tenir un rôle de premier plan dans Le Frère des Dragons, mais c'est leur absence qui se fait sentir de façon aiguë : ayant besoin d'un bouc émissaire, les nouveaux maîtres du pays (et des autres, doit-on comprendre ; mais il n'en est jamais question, sauf pour dire qu'ils sont plus mal en point, et cette insularité américaine est une faiblesse du roman) ont choisi les scientifiques, coupables par association de toutes ces catastrophes qui ont saccagé la biosphère. On notera que Sheffield, qui doit aimer à imaginer ses collègues ingénieurs ou écrivains de SF en intellectuels subversifs, s'est arrangé pour peindre la science dans le rôle de la victime (qu'elle devient souvent quand la politique s'emballe, quand bien même les scientifiques ne sont pas touchés dans leur personne). Pour réserver aux vilains savants un châtiment qui corresponde à leur « crime », le gouvernement les exile dans le Nebraska, plus précisément dans la D.E.N.T. — « destruction et élimination des déchets nucléaires et toxiques » — une zone où sont parachutés quotidiennement des containers de matières irradiées ou chimiquement toxiques. Leur espérance de vie est, naturellement, réduite.
On doit savoir, au moins depuis L'Archipel du Goulag, qu'une société répressive se reflète dans ses prisons ; que cet univers à part, qui finit par acquérir ses propres lois, tout en représentant la réalisation la plus représentative du marxisme léniniste (en l'occurrence), donne paradoxalement naissance à espace de liberté (une fois que l'on est au Goulag, on ne peut plus vous y envoyer). La littérature carcérale, en ce qu'elle décrit un univers social coupé du nôtre, avec des lois faites plus par ses pensionnaires que par ses gardiens, m'a toujours fasciné. Et Sheffield se lance dans l'exercice avec talent. Par exemple, si la Dent est entourée d'un système automatique et mortel de défense des barrières, il n'y a pas de gardiens à l'intérieur. Ce sont des détenus qui excercent le pouvoir, et ils ont mis en place un système — extrêmement discipliné — d'organisation de la population. Plus étonnant encore, ils ont organisé la récupération industrielle des déchets qui leur sont parachutés, et réussissent à faire fonctionner leur enclave plutôt plus équitablement que le monde extérieur. S'il n'y avait pas autant de Vendredi à mourir des radiations, ce serait une vraie île de Robinson !
J'en viens à regretter que le livre ne passe pas plus de temps à explorer l'univers de cette prison qui évolue lentement en un contre-pouvoir, tout aussi mafieux que celui de Washington, mais potentiellement supérieur à cause du sain respect pour la technologie que lui ont inculqué les nécessités de la survie autant que la présence en son sein d'un contingent de scientifiques bannis. Peut-être la prolongation de l'exercice aurait-elle mis en évidence quelques-unes des faiblesses logiques du livre. Par exemple, pourquoi le pouvoir de Washington, pour aussi corrompu qu'il soit, a-t-il commis l'erreur de laisser en vie 2, et surtout de concentrer en un même endroit les plus brillants des cerveaux qui s'opposent à lui ? Cette centralisation est évidemment dangereuse, mais elle reflète le point de vue réduit d'un livre qui réduit les USA au couple Washington-Nebraska et le monde aux USA — ce qui lui impose, pour mettre en valeur les aptitudes linguistiques de Job, de peupler son Amérique d'une foule de communautés immigrées dont la présence qui cadre mal avec le délabrement économique mondial, propice aux fermetures de frontières. Mais avouons que ce réductionnisme présente des commodités du point de vue l'organisation dramatique.
De façon générale, comme me l'a fait remarquer Jean-Claude Dunyach, les invraisemblances surgissent aux frontières des compartiments clos qui composent l'univers mis en place par Sheffield. Invraisemblable, la rencontre entre Job et une jeune femme de la meilleure société, qui serait certainement plus surveillée, vue sa personnalité ; plus invraisemblable encore cette totale indépendance dont jouissent les détenus de la Dent ; qu'on les ait envoyés là pour mourir, et qu'on se soucie peu de leur sort, soit, mais comment alors expliquer leur équipement, en particulier les étonnants marchants 3, véhicules-robots qui sont aussi nécessaire à leur activité de tri des déchets qu'impossibles à fabriquer sur place ? J'imagine plutôt qu'un gouvernement bien organisé n'aurait accordé ces équipements aux détenus qu'en échange d'un paiement en nature, et que tout un réseau d'échanges — économiques ou autres — se serait mis en place et aurait fourni de puissants leviers au gouvernement pour le contrôle de l'enclave contaminée. La dynamique sociale de l'intérieur, avec ses moutons, ses modérés, ses extrémistes, et ses provocateurs, en serait devenue d'autant plus complexe, d'autant plus intéressante... d'autant plus difficile à dépeindre ?
Quoiqu'il en soit, j'ai apprécié que le livre reste à la fois de la SF au plus haut point, de celle qui veut montrer les univers qui basculent, le portrait d'un personnage hors du commun, Job, et qui pour une fois ne se distingue pas par des capacités scientifiques, et qu'en fin de compte il ait pour pivot un choix moral et non pas une astuce technologique. Il n'est pas parfait, mais il reste un agréable changement de la part de Sheffield, même s'il n'applique pas toujours à la politique la logique inexorable de la science.
Notes :
1. Il est amusant de noter que le même mot, mall, désigne aussi en américain moderne les centres commerciaux qui ont poussé dans les banlieues. 2. La vérité m'oblige à signaler qu'un représentant des services secrets exprime un bref regret qu'un de ses ennemis scientifiques ait été arrêté par une police hors de son pouvoir, qui n'a pas pensé à le faire exécuter. 3. Le terme, que je suppose dérivé de l'anglais walker, aurait pu être avantageusement remplacé par déambulateur. C'est un des rares reproches que j'aie à adresser à la traduction.
Pascal J. THOMAS (lui écrire) Première parution : 1/1/1995 Yellow Submarine 113 Mise en ligne le : 10/3/2004
Connu surtout pour des romans de hard science très réussis (La toile entre les mondes, et Les chroniques de McAndrew), Charles Sheffield change radicalement de genre pour se lancer ici dans une chronique sociale située au début du XXIème siècle, après la « Grande Cassure ». Cette fracture sociale et économique sans précédent oppose une oligarchie possédant la quasi totalité des ressources et une écrasante masse de miséreux qui survit à grand peine. Désignés responsables de cet effondrement, les scientifiques sont considérés comme des hors-la-loi subversifs et déportés massivement dans des centres de retraitement nucléaire où l'espérance de vie ne dépasse pas quelques mois, pour la majorité d'entre eux...
Dans la première partie, nous assistons à la naissance difficile et à l'enfance pénible de Job Napoléon. Abandonné par une mère droguée, atteint d'une malformation de la mâchoire, il sera placé dans un foyer où on le privera régulièrement de nourriture, puis récupéré par des trafiquants à la suite d'une évasion, et finalement emprisonné... On se croirait dans l'univers de Dickens — mais sans l'humour —, et l'action pourrait d'ailleurs être transposée au XIXème siècle sans grande modification du texte. Les préoccupations de Job sont les mêmes que celles d'Oliver Twist : la faim, le froid, la survie... La régression est telle que l'atmosphère est davantage celle de la Londres victorienne que celle d'une ville future à la Blade runner.
Ce n'est donc que tardivement que Job Napoléon va être confronté à la société moderne, essentiellement à travers sa pollution nucléaire. Envoyé comme "taupe" dans une effroyable décharge, il y découvrira un univers hallucinant mêlant la pire des violences à l'espoir d'une résistance fondée sur la science.
Sheffield frappe fort, et il frappe juste. Cent fois plus efficace qu'un pamphlet militant, sa vision particulièrement sombre d'un avenir proche est d'autant plus effrayante qu'elle est totalement crédible et qu'elle est vue par les yeux d'un enfant ordinaire, qui dès sa naissance n'a aucune chance de s'en sortir... Le rêve américain est oublié depuis longtemps, et la loi du plus fort demeure la meilleure.
En bon scientifique, Sheffield prend la défense de la science. Persécutés et traités en boucs émissaires — comme l'est le savoir dans Farenheit 451 —, les scientifiques sont les seuls à proposer une solution, même si elle nécessite des expériences hasardeuses et dangereuses que l'on pourrait condamner avec la même fermeté... Mais ce sont bien la politique et l'économie que l'auteur montre du doigt, dans une dénonciation subtile qui se garde de tout manichéisme. En prédisant un tel naufrage des sociétés libérales, il nous inquiète à juste titre, tout en désignant d'autres coupables que la technologie, pourtant souvent mise en cause dans les descriptions pessimistes de notre avenir.
Sheffield prouve ici qu'il n'a pas seulement de bonnes idées scientifiques, mais qu'il est avant tout un écrivain complet, capable de captiver dans bien d'autres domaines. Le Frère des dragons (dont le titre est tiré du Livre de Job) est un roman puissant, dont le style et le rythme sont aussi agréables que le propos est intéressant.
Début du troisième millénaire, le monde est en faillite, ravagé par la pollution. Les classes dirigeantes préservent leurs privilèges au détriment d'une majorité de plus en plus pauvre et de plus en plus nombreuse. Né prématurément d'une mère droguée qui l'abandonne aussitôt, atteint d'une déformation à la mâchoire et de poumons déficients, Job Napoléon Salk déjoue le sort qui a mis toutes les chances contre lui et survit miraculeusement à sa naissance difficile. Il est placé au centre de Cloak House, un foyer pour les enfants perdus comme lui, qui manque cruellement de moyens au point de ne pas pouvoir assurer une nourriture décente aux pensionnaires du centre. Job s'échappera, sera récupéré et utilisé par des trafiquants, emprisonné etc... Toute sa vie ne sera qu'un parcours du combattant, rythmé par les épreuves qu'il devra affronter pour survivre dans un monde sans pitié.
Charles Sheffield nous décrit un futur terriblement noir, et d'autant plus terrifiant que parfaitement crédible, où les systèmes politiques et économiques sont en faillite, où la pollution chimique et nucléaire prend des proportions démesurées. La science et les scientifiques sont, comme souvent, accusés de tous les maux, cibles faciles sur lesquels se déchargent les puissants qui dirigent le monde dans la seule optique de préserver leur mode de vie luxueux et leur pouvoir. Sheffield s'attache à nous raconter la vie d'un enfant qui, dès le départ, a toutes les chances contre lui. Il n'est pas né du bon côté de la barrière et jamais il n'a la moindre chance de voir son sort s'améliorer dans un monde où la majeure partie de l'humanité en est réduite à lutter quotidiennement pour sa survie. Pourtant, malgré cette noirceur ambiante, c'est quand même l'espoir qui prédomine, à l'image du héros qui affronte à chaque instant, à chaque épreuve, son destin misérable, sans jamais baisser les bras. Le frère des dragons est un roman coup de poing, très efficace et qui se lit d'une traite tellement il est passionnant.