Tchernobyl a instantanément doté ce livre d'une actualité accidentelle : la nouvelle qui fut le germe du roman, Mummers'kiss (d'où le titre français), prend pour point de départ l'incident nucléaire de Three Mile Island, auquel elle prête des conséquences catastrophiques, et la création d'une Zone contaminée où ne survivent que mutants et desperados. Univers parallèle donc, comme cet univers caché que nous avons découvert à la mi-mai lorsque les fuites ont en raison du bétonnage officiel. Dans le futur de Swanwick, la dissimulation était déjà la tactique du pouvoir en matière d'accidents nucléaires.
Si la nouvelle était géniale, le roman sent le collage de nouvelles. Trois textes longs (Le Baiser du Masque. Les rongeurs d'os, La Moelle-Mort) sont articulés par deux brèves jointures ; chacun vit par un personnage fort (respectivement, Keith Piotrowicz, « Sam » Samantha, et Victoria Paine). Le point de vue n'est jamais constant, et ce glissement à l'intérieur du « Drift » (la Zone) correspond en un certain sens à la transformation subie par Piotrowicz, qui de révolté devient vite partie prenante au pouvoir bariolé des Masques, et plus impitoyable encore qu'eux.
L'auteur lui-même fournit peut-être un deuxième glissement : celui de son esthétique. Maintenant adepte du « mouvement » cyberpunk, il abandonne ses images de Janis Joplin pour nous proposer Sam et Vicky, mère et fille, qui partagent l'allure fière et coriace de celles qui ont pour elles plus leur vivacité que leur beauté. Même si elles mourront jeunes aussi, rongées par la leucémie.
Elles partagent aussi leur vampirisme. Même expliqué par une mutation, ce détail est exemplaire. La SF cède à un fantastique.
Fantastique significatif de l'irrationalité qui entoure la peur nucléaire. Du coup, l'esthétique apparemment « punk » du livre se brouille et serait plutôt aussi baroque que ces Masques qui ont pris la succession de la Mafia de Philadelphie, aussi diverse que les directions dans lesquelles part le roman.
Peut-être préférerez-vous le lire comme un recueil ? Une nouvelle comme La foire aux mutagènes (une des jointures) est d'une efficacité glaçante, et montre bien que Swanwick n'a pas perdu ses immenses qualités en passant au roman, pour décousu qu'il soit.
Pascal J. THOMAS (lui écrire)
Première parution : 1/10/1986 dans Fiction 379
Mise en ligne le : 1/5/2003