DENOËL
(Paris, France), coll. Présence du futur n° 70 Dépôt légal : 1er trimestre 1964, Achevé d'imprimer : 27 janvier 1964 Première édition Recueil de nouvelles, 228 pages, catégorie / prix : 6,15 FF ISBN : néant Format : 12,0 x 18,0 cm✅ Genre : Science-Fiction
Fiche de lecture de Denoël de 1964 :
Ce ne sont pas les extra-terrestres ni les exploits interplanétaires qui préoccupent Walter Miller, mais le difficile voyage de l'homme d'aujourd'hui vers l'homme de demain.
Cet homme futur, le voici en 2062, non seulement fiché, catalogué selon ses tests d'aptitude, mais affublé d'une carte d'hérédité qui, dans la plupart des cas, lui interdit de procréer. Ainsi ont été résolus ces graves problèmes : la famine, les épidémies, les bouches inutiles, etc.
Mais que devient l'amour maternel ainsi éprouvé ? La Société y a remédié en mettant en vente libre des neu-troïdes : créatures asexuées, créées scientifiquement à partir d'ovules de chimpanzés. Un visage d'enfant, une queue en fourrure et une intelligence d'homme ne dépassant pas deux ans d'âge mental. Les neutroïdes, on peut les tuer légalement s'ils deviennent trop encombrants. Mais gare au marché noir ! Gare au biologiste ambitieux et malhonnête qui aura modifié la composition de ces neutroïdes-standard ! Car il se trouvera toujours un révolté un inadapté, pour payer n'importe quel prix le droit d'avoir un enfant intelligent...
L'homme futur, le voici face à un autre péril : la machine électronique qui l'a remplacé dans ses fonctions les plus humaines, les plus artistiques. Ainsi est morte la race des comédiens. Seuls survivent ceux qui ont vendu à « l'Entreprise des spectacles » leur voix et leur personnalité, qu'a assimilées avec une perfection monstrueuse Le Maestro. Cette machine dirige et crée tout à la fois puisqu'elle anime à distance les poupées vivantes qui remplacent désormais les acteurs humains. Mais là aussi, il se trouvera toujours un inadapté pour lutter contre cette machine infernale.
L'homme futur, le voici fuyant l'homme, fuyant un mal qui répand la terreur : une affection de la peau qui modifie le système nerveux et se transmet par simple contact. Aussi, la moitié de la terre, non encore atteinte, fuit-elle l'autre moitié. La peur a détruit l'échafaudage de la Société. Vivre, pour l'homme, c'est désormais éviter les autres.
Ces trois nouvelles, d'une exceptionnelle qualité, confirment le talent de Walter Miller, dont on a déjà lu Un Cantique pour Leibowitz. Il est peut-être le plus grand, en tout cas le plus riche, le plus émouvant des auteurs modernes de Science-Fiction.
L'AUTEUR :
Né en 1923, a grandi dans le sud des U.S.A. Entre au collège — alors que les armées allemandes pénètrent en Pologne et en France. S'engage dans l'armée de l'air, un mois après Pearl Harbour. Radio et mitrailleur — 25 missions sur l'Italie et les Balkans et notamment au-dessus du mont Cassino où se trouve le vieux monastère désormais célèbre. C'est ce terrible combat qui, dit l'auteur, lui a inspiré son premier roman. Après la guerre entre à l'Université du Texas pour devenir ingénieur électricien mais un accident d'auto le conduit à l'hôpital. Pendant sa longue convalescence, il écrit sa première nouvelle publiée en 1950 aux U.S.A.
• Achetez vos enfants aux Galeries-neutroïdes. Frais de transport remboursés par la Sécurité sociale.
• Dix vedettes de la scène sont devenues immortelles en vendant leur voix, leur physique et leur personnalité à la machine Le Maestro... en l'an 2063.
• Ne tendez plus la main à vos amis : ils sont peut-être dermiques. N'embrassez plus votre enfant : il est peut-être atteint par ce mal qui répand la terreur, par ce mal qui a suscité une nouvelle race maudite.
Ces trois nouvelles, d'une exceptionnelle qualité confirment le talent de Walter Miller, qui est peut-être le plus grand, en tout cas le plus riche, le plus émouvant des auteurs modernes de Science-Fiction.
1 - Humanité provisoire (Conditionally Human, 1952), pages 11 à 80, nouvelle, trad. Eve LONGCHAMP 2 - L'Intrus (The Darfsteller, 1955), pages 81 à 158, nouvelle, trad. Eve LONGCHAMP 3 - Bénédiction en gris (Dark Benediction, 1951), pages 159 à 226, nouvelle, trad. Eve LONGCHAMP
Critiques
Walter Miller occupe une place particulière parmi les auteurs américains de science-fiction révélés depuis 1950. Cela n’est pas simplement dû à son éducation catholique (que l’on pouvait deviner en lisant son mémorable Cantique pour Leibowitz), bien que celle-ci ait son importance : Walter Miller est un des écrivains – plus rares qu’on ne le réalise – qui osent aborder des problèmes émotionnels profonds dans le cadre de la science-fiction. Son catholicisme joue fréquemment son rôle dans l’optique de ses récits, mais Walter Miller n’est pas, à proprement parler, un auteur religieux.
Ce volume comprend trois longs récits, indépendants, qui furent primitivement publiés aux États-Unis en 1952, 1954 et 1951 respectivement.
Dans Humanité provisoire, Walter Miller imagine une société menacée par la surpopulation. La solution adoptée par ses dirigeants est simple : seuls certains couples, satisfaisant à des conditions strictes, sont autorisés à avoir des enfants. Mais les sentiments humains que sont la paternité et la maternité conservent leurs exigences. Il est donc possible d’adopter et de choyer des animaux – auxquels les progrès de la biologie ont conféré une intelligence rudimentaire – ou même des neutroïdes. Ces derniers sont des créatures asexuées, créées à partir d’ovules de chimpanzés, qui ont un visage d’enfant et qui peuvent acquérir une intelligence comparable à celle d’un bébé de deux ans. Ils ne sont pas humains, toutefois, et la loi ne les protège pas comme elle protège les enfants. Un neutroïde peut être légalement tué, s’il se révèle gênant.
Ce cadre est dessiné avec un sens considérable de la vraisemblance, parallèlement au développement de l’action. Walter Miller a étudié avec soin ce que pourraient être les sentiments d’une jeune femme que la loi empêcherait d’avoir des enfants ; il a attribué à sa société une organisation et des coutumes qui sont parfaitement en accord avec son hypothèse de départ. La cérémonie de pseudoparturition, au cours de laquelle une femme prend possession de son neutroïde en mimant un accouchement, ne s’oublie pas, une fois lue ; et c’est sans recourir au sadisme, ni même au sensationnel, que l’auteur l’impose à la mémoire : c’est simplement en faisant comprendre, et sentir, les émotions qui naîtraient chez les individus d’une société guettée par la surpopulation. L’hypothèse en elle-même n’a rien d’invraisemblable, et c’est ce qui crée le malaise chez le lecteur. Que se passerait-il, cependant, si un de ces neutroïdes, à la suite de l’intervention d’un biologiste, possédait une intelligence véritablement humaine ? Tel est le problème sur lequel l’action est construite. Le seul défaut de cette construction est une tendance à insister délibérément sur certaines des réactions émotionnelles, ce qui alourdit le récit de quelques passages larmoyants. Mais cette Humanité provisoire contient, en quatre-vingt pages, un certain nombre de sujets de réflexion qui font qu’on ne l’oublie pas.
Très différent est L’intrus, qui fut proclamé la meilleure « novelette » de l’année au cours de la convention américaine de science-fiction de 1955. Le personnage principal pourrait inspirer la pitié, puisqu’il s’agit d’un ancien grand acteur qui en est réduit à travailler comme balayeur dans un théâtre, mais Walter Miller a judicieusement évité les excès du pathétique. En fait, c’est à une satire des spectacles qu’il se livre, attaquant ceux qui cherchent à limiter le plus précisément possible l’initiative des acteurs.
Dans l’avenir qu’il imagine ici, c’est une sorte de cerveau électronique qui conditionne le spectacle : cette machine absorbe des « mémoires » (il s’agit de la transcription programmée des rôles, tels que des acteurs connus les ont interprétés) et elle s’en sert pour diriger des androïdes sur la scène. Enregistrant d’autre part les réactions du public, ce super-calculateur – qu’on surnomme le maestro – règle des détails d’interprétation pour donner au spectateur bel et bien ce qu’il désire. L’idée est ingénieuse, le symbole est transparent, la satire est amère.
Le fil conducteur de l’action est l’ambition du vieil acteur déchu, qui voudrait réapparaître, une seule fois, sur une scène. Et son apparition, au milieu des androïdes animés par le maestro, provoque évidemment certains désordres.
Le troisième récit s’intitule Bénédiction en gris, et c’est le plus ancien des trois. Il raconte les effets d’une épidémie venue de l’espace, qui se transmet par simple contact, et qui modifie l’épiderme, tout en donnant envie de toucher d’autres personnes. Ceux qui n’en sont pas atteints fuient les autres, et c’est le récit d’une telle fuite que l’auteur présente.
La découverte progressive de la réelle condition des dermiques prend, de toute évidence, l’importance d’un symbole. La sommaire division du monde, en « bons » et « méchants », ne saurait suffire, de même que les apparences ne révèlent pas tout. L’appel à la tolérance s’exprime à travers l’odyssée du héros, qui en est réduit à chercher refuge auprès des dermiques – bien qu’il ait lui-même été épargné par le mal.
Un prêtre apparaissait brièvement dans le premier récit, et c’est une communauté religieuse qui est ici mise en scène, une sorte de monastère-hôpital-laboratoire organisé par d’anciens ecclésiastiques. Comme dans le Cantique pour Leibowitz, Walter Miller met le point de vue de la foi en face de celui de la science, pour montrer qu’ils ne sont aucunement incompatibles : bien au contraire, affirme-t-il, chaque partie possède certaines parcelles de la réalité.
Qu’on soit sensible ou non à ce message, le lecteur ne peut contester à Walter Miller le titre d’écrivain. Correctement traduit par Eve Longchamp, son style possède une élégance naturelle et un pouvoir d’évocation qui communiquent à sa narration la spontanéité et le relief de la vie. Il connaît, de plus, l’art de suivre une hypothèse d’ordre scientifique jusqu’à ses dernières conséquences, ce qui donne à ses récits cohérence et unité. Enfin, il possède une sensibilité qui est profondément humaine. S’il cherche à toucher l’émotion de son auditeur, s’il le fait parfois en appuyant, ce défaut peut lui être pardonné devant l’importance de ses qualités. Venu assez tardivement à la science-fiction, Walter Miller en est devenu un des représentants les plus profondément originaux – un de ceux dont le style, le ton et le message se reconnaissent très clairement, car ils dépassent largement la simple notion de « métier ».