Walter Miller occupe une place particulière parmi les auteurs américains de science-fiction révélés depuis 1950. Cela n’est pas simplement dû à son éducation catholique (que l’on pouvait deviner en lisant son mémorable Cantique pour Leibowitz), bien que celle-ci ait son importance : Walter Miller est un des écrivains – plus rares qu’on ne le réalise – qui osent aborder des problèmes émotionnels profonds dans le cadre de la science-fiction. Son catholicisme joue fréquemment son rôle dans l’optique de ses récits, mais Walter Miller n’est pas, à proprement parler, un auteur religieux.
Ce volume comprend trois longs récits, indépendants, qui furent primitivement publiés aux États-Unis en 1952, 1954 et 1951 respectivement.
Dans Humanité provisoire, Walter Miller imagine une société menacée par la surpopulation. La solution adoptée par ses dirigeants est simple : seuls certains couples, satisfaisant à des conditions strictes, sont autorisés à avoir des enfants. Mais les sentiments humains que sont la paternité et la maternité conservent leurs exigences. Il est donc possible d’adopter et de choyer des animaux – auxquels les progrès de la biologie ont conféré une intelligence rudimentaire – ou même des neutroïdes. Ces derniers sont des créatures asexuées, créées à partir d’ovules de chimpanzés, qui ont un visage d’enfant et qui peuvent acquérir une intelligence comparable à celle d’un bébé de deux ans. Ils ne sont pas humains, toutefois, et la loi ne les protège pas comme elle protège les enfants. Un neutroïde peut être légalement tué, s’il se révèle gênant.
Ce cadre est dessiné avec un sens considérable de la vraisemblance, parallèlement au développement de l’action. Walter Miller a étudié avec soin ce que pourraient être les sentiments d’une jeune femme que la loi empêcherait d’avoir des enfants ; il a attribué à sa société une organisation et des coutumes qui sont parfaitement en accord avec son hypothèse de départ. La cérémonie de pseudoparturition, au cours de laquelle une femme prend possession de son neutroïde en mimant un accouchement, ne s’oublie pas, une fois lue ; et c’est sans recourir au sadisme, ni même au sensationnel, que l’auteur l’impose à la mémoire : c’est simplement en faisant comprendre, et sentir, les émotions qui naîtraient chez les individus d’une société guettée par la surpopulation. L’hypothèse en elle-même n’a rien d’invraisemblable, et c’est ce qui crée le malaise chez le lecteur. Que se passerait-il, cependant, si un de ces neutroïdes, à la suite de l’intervention d’un biologiste, possédait une intelligence véritablement humaine ? Tel est le problème sur lequel l’action est construite. Le seul défaut de cette construction est une tendance à insister délibérément sur certaines des réactions émotionnelles, ce qui alourdit le récit de quelques passages larmoyants. Mais cette Humanité provisoire contient, en quatre-vingt pages, un certain nombre de sujets de réflexion qui font qu’on ne l’oublie pas.
Très différent est L’intrus, qui fut proclamé la meilleure « novelette » de l’année au cours de la convention américaine de science-fiction de 1955. Le personnage principal pourrait inspirer la pitié, puisqu’il s’agit d’un ancien grand acteur qui en est réduit à travailler comme balayeur dans un théâtre, mais Walter Miller a judicieusement évité les excès du pathétique. En fait, c’est à une satire des spectacles qu’il se livre, attaquant ceux qui cherchent à limiter le plus précisément possible l’initiative des acteurs.
Dans l’avenir qu’il imagine ici, c’est une sorte de cerveau électronique qui conditionne le spectacle : cette machine absorbe des « mémoires » (il s’agit de la transcription programmée des rôles, tels que des acteurs connus les ont interprétés) et elle s’en sert pour diriger des androïdes sur la scène. Enregistrant d’autre part les réactions du public, ce super-calculateur – qu’on surnomme le maestro – règle des détails d’interprétation pour donner au spectateur bel et bien ce qu’il désire. L’idée est ingénieuse, le symbole est transparent, la satire est amère.
Le fil conducteur de l’action est l’ambition du vieil acteur déchu, qui voudrait réapparaître, une seule fois, sur une scène. Et son apparition, au milieu des androïdes animés par le maestro, provoque évidemment certains désordres.
Le troisième récit s’intitule Bénédiction en gris, et c’est le plus ancien des trois. Il raconte les effets d’une épidémie venue de l’espace, qui se transmet par simple contact, et qui modifie l’épiderme, tout en donnant envie de toucher d’autres personnes. Ceux qui n’en sont pas atteints fuient les autres, et c’est le récit d’une telle fuite que l’auteur présente.
La découverte progressive de la réelle condition des dermiques prend, de toute évidence, l’importance d’un symbole. La sommaire division du monde, en « bons » et « méchants », ne saurait suffire, de même que les apparences ne révèlent pas tout. L’appel à la tolérance s’exprime à travers l’odyssée du héros, qui en est réduit à chercher refuge auprès des dermiques – bien qu’il ait lui-même été épargné par le mal.
Un prêtre apparaissait brièvement dans le premier récit, et c’est une communauté religieuse qui est ici mise en scène, une sorte de monastère-hôpital-laboratoire organisé par d’anciens ecclésiastiques. Comme dans le Cantique pour Leibowitz, Walter Miller met le point de vue de la foi en face de celui de la science, pour montrer qu’ils ne sont aucunement incompatibles : bien au contraire, affirme-t-il, chaque partie possède certaines parcelles de la réalité.
Qu’on soit sensible ou non à ce message, le lecteur ne peut contester à Walter Miller le titre d’écrivain. Correctement traduit par Eve Longchamp, son style possède une élégance naturelle et un pouvoir d’évocation qui communiquent à sa narration la spontanéité et le relief de la vie. Il connaît, de plus, l’art de suivre une hypothèse d’ordre scientifique jusqu’à ses dernières conséquences, ce qui donne à ses récits cohérence et unité. Enfin, il possède une sensibilité qui est profondément humaine. S’il cherche à toucher l’émotion de son auditeur, s’il le fait parfois en appuyant, ce défaut peut lui être pardonné devant l’importance de ses qualités. Venu assez tardivement à la science-fiction, Walter Miller en est devenu un des représentants les plus profondément originaux – un de ceux dont le style, le ton et le message se reconnaissent très clairement, car ils dépassent largement la simple notion de « métier ».