GALLIMARD
(Paris, France), coll. Folio SF n° 173 Date de parution : 22 avril 2004 Dépôt légal : avril 2004, Achevé d'imprimer : 2 avril 2004 Réédition Roman, 720 pages, catégorie / prix : F20 ISBN : 2-07-042608-4 Format : 10,8 x 17,8 cm Genre : Science-Fiction
New York, 2023. Une nouvelle tour de Babel sera bientôt achevée. Son promoteur, le milliardaire Harry Gant — pourtant sujet au vertige — a déjà fait bâtir à Atlanta les plus hautes constructions jamais réalisées, refuges d'où il peut contempler l'étendue de son pouvoir et ce qui lui reste à conquérir.
Loin de ces considérations, le monde souterrain abrite des travailleurs moins bien lotis, dont Joan Fine, l'ex-femme de Harry. Employée par le Bureau Zoologique, elle lutte contre la prolifération des bestioles mutantes dans les égouts de New York. C'est néanmoins la première fois qu'elle croise un grand requin blanc...
Mais le dangereux squale n'est qu'une infime partie de la conspiration que Joan va peu à peu mettre à jour et qui impliquerait Disney, John Hoover, une cinéaste féministe adepte de l'amour en groupe, et une flopée de robots tueurs.
L'éco-terroriste Philo Dufresne, l'enfant trouvé inuit Vingt-Neuf Mots pour Neige, la Coccinelle douée de parole Betsy Ross et un mort réincarné en intelligence artificielle vont croiser le chemin de la jeune femme. Mais de là à lui simplifier la vie...
Matt Ruff lâche la bride à son imagination délirante pour cette fresque d'anticipation burlesque et foisonnante.
Agé d'une trentaine d'années, Matt Ruff est originaire de Philadelphie, où il vit. Fool on the Hill, son premier roman, est devenu un livre-culte underground dès sa sortie, en 1988, obtenant le soutien enthousiaste du mythique Thomas Pynchon.
En 2023, tous les noirs de la planète ont disparus, tués puis « dissous » en quelques heures par l'étrange pandémie mondiale de 2004. Tous sauf quelques-uns dont la particularité est d'avoir les yeux verts...
Harry Gant est devenu milliardaire grâce à la commercialisation d'androïdes domestiques, évidemment pourvus d'inhibiteurs comportementaux pour éviter tout risque de révolte. Le modèle le plus demandé, de couleur noire, est surnommé le « nègre électrique », serviteur dévoué, docile et efficace. Homme aimable et plein de qualités, Harry Gant a pourtant une lubie de mégalomane : il fait construire des tours sans cesse plus grandes, la dernière en date s'appelant modestement Babel...
Son ex-femme Joan arpente les égouts à la recherche d'un terrifiant requin blanc mutant, avant d'enquêter sur la mort d'un autre milliardaire, apparemment assassiné contre toute logique par un nègre électrique. L'arme du crime est ironiquement un livre d'Ayn Rand, à la gloire du capitalisme...
Au large rôde le Yabba-Dabba-Doo, un sous-marin furtif doté de technologies innovantes, dont l'équipage hétéroclite, formé d'un amish noir ( !), de juifs, de palestiniens et même d'un inuit, pratique un terrorisme écologique non-violent en arrosant les navires de crème fouettée avant de les couler à coup de salami casher !
Voilà un bref aperçu de quelques personnages et situations rencontrés dans cet étonnant roman d'anticipation. On pourrait en citer bien d'autres : Kite, une femme qui se dit âgée de 181 ans et qui prétend avoir combattu lors de la guerre de Sécession ; Séraphina, une jeune fille dyslexique qui, pour lire, se fait assister de ses « frères » castor ou écureuil — FRERE signifiant Fidèle Rongeur Electrique Rechargeable d'Encadrement... Et encore des nonnes lesbiennes demandant à être reconnues par le pape, le premier sous-marin dont l'équipage est exclusivement féminin, les projets et repaires secrets de Walt Disney, etc., etc.
A première vue, tout ceci peut paraître ne pas pouvoir tenir debout. Le miracle est que non seulement cet amalgame est parfaitement cohérent — même si la satire va parfois jusqu'à la farce — mais qu'en plus il aborde de manière intelligente et pointue les principales questions de notre société : racisme, logique économique versus politique sociale, écologie... ainsi que des thèmes plus spécifiquement science-fictifs : androïdes, intelligence artificielle, nanovirus...
Le thème principal est une réflexion sur le capitalisme, basée sur une critique des ouvrages d'Ayn Rand. Cette romancière-philosophe américaine d'origine russe (1905-1982) a créé « l'objectivisme », une philosophie glorifiant l'égoïsme comme vertu rationnelle et affirmant qu'en conséquence le capitalisme débarrassé de toute ingérence de l'état et de toute charité sociale est le seul système politique viable. Pour défendre ce point de vue, l'auteur fait même intervenir une Ayn Rand artificielle, logée dans une lampe tel un génie. L'habileté de Matt Ruff est qu'il présente cette « philosophie » de manière impartiale, sans la caricaturer exagérément, la rendant au contraire presque séduisante et beaucoup plus difficile à contredire par ses détracteurs qu'on ne pourrait a priori le croire. Avec beaucoup de subtilité et d'humour, Ruff fait réfléchir aux contradictions et aux dangers de cette doctrine, sans devenir trop démonstratif ou dogmatique. Contrairement aux ouvrages d'Ayn Rand où les industriels sont tous beaux et bons — à ce sujet, le résumé que fait Ruff d'Atlas Shrugged vaut le détour — les personnages du Requin sous la Lune ne sont pas des caricatures. Par exemple, le milliardaire Harry Gant n'est ni méchant ni même avide : le « requin » du titre, l'archétype du capitaliste impitoyable, est à chercher dans une figure moins humaine...
Bref, cet épais roman, dont les quelque 700 pages se dévorent avec beaucoup de facilité et de plaisir, est un superbe ouvrage d'anticipation, ironique et facétieux mais qui donne aussi à réfléchir sur le monde contemporain. Un feu d'artifice de malice et d'intelligence à ne pas manquer !
Connaissez-vous le Bureau Zoologique (du département des égouts, à New York) ? Non ? Non ? Alors le roman de Matt Ruff constitue une excellente occasion (ignares que vous êtes) de le voir en action, ou plus exactement d'observer quelques-uns de ses sémillants employés dans leur croisade quotidienne contre la prolifération des rats mutants et autres saloperies. Nous sommes en 2023, principalement à New York, dans une Amérique post-cyberpunk qu'on a guère de peine à imaginer, avec gadgets technos à gogo, écolos babas en sous-marins à pois, projets cyclopéens, entrepreneurs fous et paumés en tout genre. À cette différence près qu'une pandémie inexpliquée y a fait disparaître (ainsi que partout ailleurs sur le globe) la quasi totalité de la population noire. C'est donc un monde d'hommes blancs ; c'est un monde taillé à la mesure de libéraux tels Harry Gant, dont les visions et le sens des affaires ont accouché de réalisations prodigieuses. Les domestiques automatiques, c'est lui. Les 815 m du building Gant Phœnix, c'est lui. Le mile de la nouvelle Babel, ce sera toujours lui. De là-haut, on voit loin : on voit ce qu'on possède et ce qu'on n'a pas encore. Mais d'en bas, des souterrains remplis de tout le bio-caca futuriste, on voit que le progrès exponentiel conséquent aux idées capitalistes a son revers, on voit que les colosses de béton et de verre ont en réalité un fondement délicat et des pieds d'argile ; et de temps en temps, si on est vraiment très malchanceux, on peut voir aussi le museau d'un grand requin blanc.
Joan Fine fait partie de ces poissards. Joan est un vétéran de l'empire Gant, dont elle a d'abord été une ennemie acharnée, traquant ses excès et ses malversations, avant de devenir l'épouse du milliardaire. Divorcée et reconvertie dans l'épuration, elle traque maintenant la faune exotique du XXIe siècle. Sa vie va basculer de la routine à l'aventure débridée après que le spécimen de requin cité supra l'aie envoyée à l'hôpital, où une vieille connaissance journalistique lui propose de mener une enquête pour le compte de son canard. Il s'agit de découvrir les causes de la mort d'Amberson Teaneck, un raider corporatif qui s'apprêtait à démanteler l'empire d'Harry Gant. Meurtre ou accident ? Question épineuse dont la réponse amène d'autres questions plus troublantes encore, qui conduisent Joan à révéler au grand jour une conspiration d'origine métaterrestre visant à l'éradication de la race humaine...
Au croisement du polar et de l'anticipation déjantée, Matt Ruff signe un ouvrage jubilatoire. Plus encore que l'énigme policière proprement dite — qui ne dédaigne pas le burlesque — ou le décor de ces États Désunis d'Amérique si spectaculairement décadents, c'est ce drôle de jeu sur les procédés de la fiction, cette structure en puzzle, cet enchaînement incessant d'aller-retour entre les personnages, entre passé et présent (donc futur), entre action et réflexion, entre rationalité et délire, qui fait tout le sel de ce qui nous apparaît comme le produit d'un nouveau type de SF (auquel appartiendrait l'Habitusde James Flint par exemple). Ruff nous fait réfléchir avec ironie sur le sens de l'Histoire, les jeux du hasard et du chaos, la nature instable de la réalité. C'est foisonnant, d'une rare sophistication, et en un mot : brillant.