Sur Pao, planète sans saison où le temps s'écoule sans heurt, le peuple s'est fondu dans une homogénéité exceptionnelle que révèle son langage. Ainsi les mots « meilleur » ou « pire » n'existent pas. Mais si cet état de choses assure une paix durable, il a aussi émoussé au fil des générations le goût de l'innovation autant que la combativité. Aussi, lorsqu'une planète guerrière s'en prendra à Pao, les envahisseurs ne se heurteront qu'à l'indifférence générale. C'est un sorcier qui trouvera le remède : modifier le langage pour modifier le comportement. Oeuvre d'un précurseur puisque abordant dès 1958 une discipline que les sciences humaines ne devaient développer que plus tard, la socio-linguistique, Les langages de Pao est un classique de la science-fiction.
Critiques
Une planète exotique, de méchants envahisseurs, un jeune garçon dépossédé de son trône par un vil usurpateur — son oncle, évidemment — puis éduqué par un puissant guerrier en attendant l'heure de la revanche : peut-on imaginer un space opera plus conventionnel ? Mais Vance est un maître et s'il utilise cette trame éculée, c'est pour faire de la linguistique le thème central de son roman. Partant de l'hypothèse que le langage contrôle le fonctionnement de la pensée et donc les agissements de l'homme, il pose directement la question suivante : « est-ce la langue ou le comportement qui passe en premier ? » (p.67)
Pour illustrer sa réflexion, Vance nous invite sur Pao, une planète surpeuplée dont les quinze milliards d'habitants sont d'une homogénéité absolue, tous aussi « sains d'esprits » qu'insensibles à la souffrance humaine en raison d'une « compréhension intuitive du destin ». Témoin de ce fatalisme et de cette incapacité à se rebeller, la langue paonaise est passive et dépourvue de passion, ce qui empêche les paonais d'être des commerçants efficaces, des ingénieurs inventifs ou des combattants capables de s'opposer à l'invasion des Brumbos de Batmarsh.
Face à ces derniers, les paonais demanderont donc l'aide de Palafox, un « sorcier » de la planète Breakness, issu d'une société masculine de cyborgs surpuissants dont la longévité est si grande qu'ils finissent tous mégalomanes. L'individualisme y est la valeur dominante, au point que les mots « coopération », « loyauté » ou « confiance » n'existent pas ; au point que la langue de Breakness est « unique en ce qu'elle [dérive] entièrement de l'individu qui la [manie] » ; au point que « le Moi étant la base d'expression implicite, le pronom « Je » [est] inutile. »
La solution proposée par Palafox sera de modifier la seule langue de Pao, ou plus exactement de créer trois nouveaux langages artificiels, susceptibles d'influencer la personnalité des enfants dès leur plus jeune âge : le vaillant pour les militaires, le cogitant pour les commerçants et le technicant pour les industriels. En quelque sorte, Vance revisite le mythe de la tour de Babel, mais ici la diversification des langages est initialement évaluée comme un enrichissement, comme une force, comme une adaptation nécessaire à la survie. En même temps, cette division peut évidemment être source d'incompréhension et de conflits. Du coup, la complexité des buts et des moyens font que le résultat est très incertain. Loin de contrôler parfaitement la situation, les sorciers de Breakness sont des manipulateurs égoïstes dont les motivations ne sont pas claires, même pour eux-mêmes : ils déplacent parfois des pions au hasard et leurs alliances peuvent varier au gré de leur intuition. Bref, ce sont des personnages compliqués à saisir, bien loin des archétypes manichéens habituels : une nouvelle preuve du talent de Vance, toujours capable de détourner et d'enrichir des intrigues apparemment banales.
Le propos est donc à la fois intelligent et habile, jamais pesant ni prétentieux, toujours distrayant et coloré — la marque de fabrique de Vance. Pourtant, la démonstration atteint ses limites quand il serait nécessaire de faire « ressentir » les nuances des langages plutôt que les expliciter. Et pour cause : dès le chapitre deux, une longue note expose l'impossibilité pour l'auteur de bien traduire les différences fondamentales entre deux langues dans celle du lecteur. On aimerait mieux appréhender les subtilités du parler des Mercantils, mieux saisir comment peut fonctionner celui des anarchistes fous de Vale — décrit comme « une improvisation personnelle, presque complètement dénuée de règles » — ainsi que les autres exemples linguistiques dont Vance émaille son récit.
Ce défaut formel ainsi que le caractère très anecdotique de l'intrigue principale empêchent sans doute Les Langages de Pao d'atteindre au statut de chef d'œuvre. Néanmoins, ce court roman est une œuvre exceptionnelle dans la SF par l'intelligence de son approche du thème linguistique. Il demeure donc une référence incontournable qui mérite de figurer dans toute bibliothèque idéale.
Paru dans les années cinquante, ce court roman n'a rien perdu de son intérêt au cours du temps. Les problèmes qu'il soulève sont toujours d'actualité à une époque où l'on assiste à une évolution du langage qui échappe aux autorités. Les spécialistes de la socio-linguistique sauraient sans doute nous éclairer sur le sujet développé par l'auteur, mais c'est en véritable précurseur que Vance a avancé ses idées. Il est surtout connu pour son cycle de Tschaï mais ce texte rivalise avec sa tétralogie.
Les Paonnais sont un peuple pacifique : ils ne produisent pas d'armes et ne commercent avec les autres planètes que grâce aux Mercantils, une race de marchands conspirateurs et redoutables. Les Brumbos, menés par leur chef Eban Buzbec, ont tôt fait d'asservir la planète entière. Alors commence pour elle un long calvaire auquel seuls les conseils de Palafox, le sorcier de Breakness, pourra peut-être mettre fin. Breakness est un monde à part, ni véritablement guerrier, ni commerçant. Egoïstes et solitaires, ses habitants sont des érudits dans diverses disciplines. De plus, ils se font modifier le corps et sont donc bien moins vulnérables qu'ils ne le paraissent. Mais quelle sera la stratégie de Palafox et quel rôle doit y jouer Béran, le fils du président Paonnais assassiné ?
La grande difficulté du sujet abordé réside dans l'impossibilité pour l'auteur d'établir une relation de cause à effet claire entre les méthodes employées par Palafox et le résultat qu'il désire obtenir. Les divers éléments exposés permettent à l'histoire de demeurer crédible, tout en restant suffisamment vague pour éviter d'énoncer des absurdités scientifiques. Il serait en outre laborieux de décrire des changements psychologiques dans l'ensemble d'une population sur une période de vingt ans. Mais par d'habiles manœuvres littéraires, Vance parvient à nous intéresser tout au long de ces quelque deux cents pages. Nous suivons Béran qui, enlevé sur Breakness, n'a qu'un souhait : retourner sur Pao ! Mais que s'y passe-t-il ? Quelle est la véritable situation ? Et puis il y a toute la civilisation de Breakness a découvrir et les sinistres desseins de Palafox à dévoiler. Par exemple, que fait-il des cent jeunes femmes, à la fois jolies et intelligentes, qu'on lui envoie chaque mois ? On le voit, le matériau est riche et ne manque pas de possibilités d'exploitation.
Le problème de socio-linguistique qui sous-tend ce roman est donc en fait la partie immergée de l'iceberg. En réalité, le lecteur est confronté à une histoire plus classique de lutte de pouvoir pour contrôler une planète. Seulement, ce contrôle s'obtient d'une façon hautement originale qui captivera celui qui veut bien y réfléchir sans pour autant décevoir l'amateur de bons romans d'aventure. Vance s'affirme ici comme un grand de la science-fiction. A dévorer d'un coup en trois heures.
Ce roman combine deux thèmes, dont le premier est de nature sociologique, et dont le second relève de l'aventure pure et simple. L'un et l'autre de ceux-ci sont intéressants en eux-mêmes, mais ils sont traités de façon parfois décevante. Leur combinaison eût pu donner quelque chose de très vivant, mais Jack Vance en a tiré un roman qui, en dépit de passages excellents, laisse le lecteur sur sa faim.
C'est au thème sociologique que se rapporte le titre. La planète Pao est apparemment un monde jadis colonisé par des Terriens, et habité par les descendants de ces colons. Indolents et paisibles, les Paonais se contentent d'une culture en stagnation. Ils parlent une langue qui correspond à leur indolence et à l'apathie avec laquelle ils s'accommodent d'assassinats occasionnels dans leur dynastie régnante. À la suite d'un tel assassinat, un « sorcier » originaire d'un monde voisin propose un plan audacieux pour sortir les Paonais de leur torpeur : la création d'idiomes différenciés pour les divers groupes sociaux, chacun de ces idiomes étant fabriqué de manière à stimuler la créativité propre d'un groupe. Le sujet est intéressant, et Vance le rend tout aussi vraisemblable que le parler « socialiste » standardisé décrit par George Orwell dans 1984.
Les aventures sont celles de Béran Perasper, héritier légitime du trône de Pao, que le « sorcier » Palafox emmène sur sa propre planète, pour le soustraire au danger et l'élever. Palafox n'est pas sorcier, en réalité, mais un savant ambitieux qui entend utiliser le jeune prince comme un outil en vue de sa propre conquête de Pao. Béran combinera donc des éléments culturels du monde de Palafox avec ses caractères innés de Paonais.
L'astuce de l'auteur consiste à faire sentir que le monde de Palafox comporte ses propres faiblesses – bien que celles-ci restent naturellement invisibles aux tranquilles Paonais. La principale est une sorte de sclérose due à une tradition trop strictement observée : importation de femmes étrangères destinées à l'enfantement de fils, modification du corps du « sorcier » pour en faire une sorte de super-organisme de robot, patriarcat myope et égoïstement replié sur lui-même. De son éducation, Béran tirera des traits qui s'uniront à ceux de sa propre race pour surprendre finalement Palafox.
Tout cela est ingénieux, et correctement traduit par Élisabeth Gille. L'échec de l'auteur provient de la difficulté qu'il y a à rendre également intéressants les événements individuels et ceux qui affectent l'ensemble d'une vaste collectivité. Jack Vance raconte plus aisément les premiers que les seconds : ses scènes de batailles et de révolutions n'ont pas le mouvement de celles de Poul Anderson, de telle sorte que le lecteur les considère avec une certaine indifférence.
Conscient sans doute de cette faiblesse, l'auteur adopte parfois le point de vue distant de l'historien – avec plus de bonheur, il faut le souligner – et il en résulte une inégalité dans l'équivalent de ce que les peintres appellent la matière.
L'ensemble n'est pas dénué d'intérêt, il s'en faut de beaucoup ; mais les idées utilisées eussent mérité un traitement plus soigné, avec un meilleur contrepoint des deux thèmes principaux.
Demètre IOAKIMIDIS Première parution : 1/10/1965 Fiction 143 Mise en ligne le : 30/6/2023