Jack Williamson est un monument, une sorte de monstre sacré. Il appartient à une Amérique qui n'existe peut-être plus — celle des pionniers, des conquérants, pas des dévorateurs. Il appartient en tout cas à cette génération de précurseurs qui fit ses premières armes dans le
Amazing Stories de
Hugo Gernsback et consacra l'âge d'or de la SF. On lui doit un paquet d'oeuvres qui paraissent aujourd'hui bien désuètes, voire mineures, au regard du style et des thèmes employés. Dans le tas brillent pourtant quelques pépites, comme
Plus noir que vous ne pensez (constamment réédité : éditions
Joëlle Losfeld pour la dernière livraison) et le présent cycle, inauguré en 1935 avec
La légion de l'espace. Ladite légion est justement bien mal en point quand commence ce grand voyage dans le temps — dans l'histoire de la SF. Les Méduses, une race de E.T. belliqueux, sont en passe de transformer le réseau des colonies humaines en souvenir. Seul espoir de renverser le cours de la guerre : Aladoree Anthar, qui détient le secret d'une arme fabuleuse. Pour John Star, l'inénarrable Giles Habibula, Hal Samdu et Jay Kalam, il n'y a pas d'alternative : il faut retrouver miss Anthar, retenue en captivité sur le monde moribond des envahisseurs, quelque part autour de l'Étoile de Bernard, à plus de 6 années-lumière de notre bon vieux Soleil.
Archétypal ? Certes oui. Mais sur cette trame rustique de roman d'aventure, là où d'autres auraient enfilé les poncifs comme des perles, Williamson fait montre d'un art du récit qui laisse pantois. Inspirée des Mousquetaires de Dumas (D'Artagnan = John Star), l'intrigue s'enroule autour de schémas narratifs anciens : la belle princesse du conte (ainsi Aladoree Anthar peut-elle être considérée comme une Leïa avant l'heure) qu'on va chercher dans l'antre du dragon ; le récit d'initiation, le passage symbolique à l'âge adulte qui se résout par une transformation alchimique du
nom (Ulnar devient Star) ; l'héritage à s'approprier. Williamson s'est accaparé l'adage qui veut qu'on fasse les meilleures soupes dans les vieux pots, et à partir de recettes éprouvées. Loin d'avoir tourné au cliché-vinaigre, sa tambouille à lui semble se bonifier avec le temps. Sans doute parce que, conscient des effets, des artifices, des latitudes que permet une grande technique littéraire, il a cherché à nourrir chaque cliché avant d'en nourrir le roman. Procédant par détournement, empruntant à de multiples sources (romans de cape et d'épée, d'aventure, d'horreur, westerns, romances, épopées), tordant, brassant, plaquant cette synthèse sur une trame résolument tournée vers la science et le futur, le triptyque de « La légion » pose les bases du
space opera moderne. Comme le signale Roland C. Wagner dans une postface éclairante, un bon
space op' est une affaire d'équilibre, d'ajustements délicats ; et Williamson était un équilibriste hors pair. Beaucoup l'ont imité ; peu sont parvenus à l'égaler.
C'est la définition même d'un classique.