LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
(Lyon, France), coll. Nouvelles et Romans n° (11) Dépôt légal : mai 2006, Achevé d'imprimer : mai 2006 Première édition Roman, 256 pages, catégorie / prix : 15 € ISBN : 2-915793-19-0 Format : 13,0 x 20,0 cm Genre : Science-Fiction
« La fiction ne guérit plus du réel, elle agonise et le réel la soigne. Le compte à rebours de la modernité a déjà commencé, nous vivons tous dans un remake de TRON. »
Los Angeles, aujourd’hui. Pris dans les filets d’une secte nihiliste, un jeune journaliste exhumera malgré lui les derniers secrets d’une ville inhumaine où s’achève la réalité, où commencent les terreurs d’un imaginaire devenu concret. Qu’est venu faire Osamu Tezuka en Californie, au début des années 50 ? Qui sont les mystérieux dramaturges qui prétendent réveiller Godzilla ? Que dissimulait Walt Disney dans les souterrains de son studio de Burbank ? Los Angeles a-t-elle réellement été colonisée pendant la guerre par un envahisseur invisible ? Ces particules blanches qui noient le ciel sont-elles le fruit d’une nanotechnologie venue du Japon ou les pixels d’une neige signalant la fin du monde ? À quoi serviraient des réponses ?
David Calvoest né à Los Angeles en 1974. Retourné dans sa ville natale pour devenir développeur de jeux vidéo, il en a rapporté un roman sur la solitude digitale et la poésie de la postmodernité. Il vit aujourd’hui dans une arcologie du sud de la France.
Critiques
David Calvo n'écrit pas de science-fiction, ou alors « une impression de SF, une silhouette moulée dans la neige poudreuse. Une SF noétique, un jeu de signes, de gestes, de simulacres — l'illusion comme une faille dans une société sans merveilleux. » 1 Autrement dit il ne sert plus à rien d'écrire de la SF puisque nous vivons tous dans un remake de TRON... Après ses incursions plus ou moins heureuses dans les univers fantastiques de Wonderful ou de Delius, une chanson d'été, un premier recueil de textes courts, Acide organique, donnait un aperçu, parfois brillant, de ses nouvelles ambitions — dépeindre une vision souterraine du monde, photographier l'outremonde, superposer une carte mentale à un territoire réel (comme le faisait Philippe Vasset dans les excellents Carte muette et Bandes alternées). C'est ça, la « Grille » de L.A. — la matrice — dont Minuscules flocons de neige depuis dix minutes tente sans cesse d'identifier les schémas (« Je suis à présent dans le plus grand jeu on-line qu'on ait jamais créé : le jeu de la vie »). David Calvo ne s'en cache pas : même si Minuscules flocons... est bien un roman, sa littérature tend irrésistiblement vers l'au-delà de la fiction (mais c'est là encore une illusion que Beckett avait d'ailleurs exploitée avec génie dans sa fameuse trilogie).
Son but : innerver le réel, l'implémenter, lui redonner sens. S'il cite volontiers William Gibson, lui reprochant au passage de se disperser dans la narration, et si nous pourrions citer de nombreux autres écrivains (James Flint par exemple, dont les Électrons libres essaient aussi, à leur façon plus classique, de réenchanter le Réel, ou Philippe Curval, qui dans Y a quelqu'un ? livrait sa « grille » parsienne), le projet de Calvo rappelle davantage, par son appropriation postmoderne de l'héritage du surréalisme et de la beat génération, le travail de James G. Ballard (La foire aux atrocités). À cet égard, le texte le plus abouti de David Calvo reste sans conteste « ambient otaku » (in Acide organique) ; c'est pourtant à la mystérieuse société Vectracom de « viva D.I. », extrait du même recueil, que renvoie Minuscules flocons..., première variation romanesque de sa nouvelle « manière ».
Tout d'abord, la réalité dépeinte nous est familière. Un journaliste, alter ego de David Calvo, se rend à Los Angeles, sa ville natale, pour y interviewer un certain Dillinger, génie supposé de la Vectracom (rappelons au passage qu'avec Dillinger est mort, Marco Ferreri tentait lui aussi, à la fin des années soixante, de remplacer la narration classique par une représentation poétique, symbolique, de la société libérale). « Marceline », mystérieuse galerie souterraine des studios du grand Walt, existe-t-elle vraiment ? Osamu Tezuka y a-t-il pénétré dans les années cinquante, et pourquoi ? Et ces inquiétants moustachus ? Peu à peu l'imaginaire reprend ses droits et envahit l'univers urbain. Au quadrillage consensuel de la vie contemporaine se substitue une nouvelle Grille, surface de rencontre de mythes collectifs et de l'univers intime de David Calvo. L.A. se mue en territoire-zéro où Futurama entame sa trentième saison ; où une secte terroriste, en guerre contre les motards de TRON, projette de faire détruire la ville par Godzilla (alias RAM, maître de la Grille et gourou halluciné) ; et où des extraterrestres en forme de cœur de palmier (et parfois de bombe sexuelle) phagocytent le Réel... David Calvo déambule, aussi hébété qu'un personnage ballardien, dans ses espaces intérieurs — il est son propre Ubik.
C'est pour cela, sans doute, que Minuscules flocons... se révèle superbement cohérent, infiniment plus sincère, homogène, infiniment plus réel, pourrait-on dire, en dépit de son inaboutissement, que bien des romans prétendument expérimentaux censés reproduire, re-présenter — erreur fatale — le monde des flux d'information. Les états d'âme du narrateur, ses aventures ésotériques à L.A., révèlent au grand jour la « substance » d'un monde contaminé, pour le meilleur comme pour le pire — Calvo se situe au-delà du bien et du mal — , par les jeux vidéos, la SF, la fantasy, les cartoons et les environnement virtuels ; ces minuscules flocons, ces fragments de Logos, en forment une image cathodique et poétique qu'il nous appartient d'interpréter (comme elle pourrait n'être, ainsi qu'il le suggère lui-même, que le fantasme du monde ancien). La prose de Calvo n'en est pas dénuée de sens pour autant ; notre auteur veut tout simplement rendre compte de la fin du monde, comme dans Wonderful du reste, non en prophète vaticinateur mais en témoin, en scribe halluciné. Sous sa plume atomique et dépressive, c'est l'Occident qui s'écroule, déjà mort. Triste, mais plein d'espoir, Calvo s'en réjouit dans un final émouvant : « Je nous imagine tous, penchés sur nos machines, nos corps désarticulés à la merci du premier point de vue. Un continent tout entier, absent de son corps, enfoui dans un monde où les pixels deviennent matière. Un monde où tu pourrais être qui tu veux, sans être esclave de tes gènes, de la carte organique. »
Tout n'est pas réussi dans Minuscules flocons... En abandonnant sciemment toute structure rigoureuse, en préférant l'errance narrative et absurde du post-virtuel à la patiente création d'un monde, l'auteur perd parfois son lecteur en route. Et le retrouve toujours. Et le reperd. Ne soyons pas trop exigeants : David Calvo n'est certes pas Thomas Pynchon, dont l'ombre plane sur la quasi-totalité des romans postmodernes, mais il suit sa propre voie, semée d'embûches, unique, solitaire. Le compte à rebours de la modernité a commencé.
Alors voilà : le narrateur débarque à Los Angeles pour couvrir l'E3, la plus grosse convention de jeux vidéos du monde. L.A. : la Ville, là où il est né, où il va chercher un renouveau. L.A. : la non-ville, la fabrique à fictions, le royaume du faux, un décor remplis d'acteurs déchus, d'otakus névrosés, de hordes de jouets humains.
Comme une lente traversée du miroir (ou plutôt de l'écran), les premières pages annoncent la couleur : Minuscules flocons... sera un voyage initiatique au-delà du dicible, un roman sur la confusion du vrai et du faux, la dissolution du réel dans le virtuel (et inversement), l'immersion de la Kulture dans la Nature.
Dans un voyage initiatique, on trouve toujours un avant, un pendant, et un après.
Avant, il y a le narrateur, en phase de désincarnation accélérée, perdu dans un monde élargi à de multiples dimensions. Dimensions qui lui semblent autant de simulacres, d'illusions cathodiques, de parc à thèmes pour hommes régressés. Qui font qu'il se sent « l'objet d'un sinistre complot qu'on appelle réalité » ; lui-même participe de ce complot, « sa capacité à créer du faux [ayant dépassé] sa capacité à le détecter. » Raison pour quoi il espère secrètement un RESET terminal qui effacerait tous les artifices, tous les programmes ; il rêve d'un réenchantement du monde par le feu vitrificateur de la Bombe.
Pendant, il y a donc une sorte de croisade, de quête, ou d'enquête : lancé sur les traces de Vectracom, une société spécialisée dans le Jump, « le passage d'un monde virtuel à un autre, la complémentarité des univers, le transfert d'avatar », le narrateur en vient rapidement à oublier son but initial pour enchaîner des rencontres bizarres et des découvertes tordues. Qui était vraiment tonton Walt ? Quelles relations entretenait-il avec Tezuka, le papa d'Astroboy ? Quel était cet appareil volant non identifié aperçu dans la nuit du 25 février 1944 ? Quels enjeux poursuivent l'illuminé RAM et ses sbires, sectateurs d'un théâtre d'avant-garde nihiliste où on joue et rejoue en miniature le combat d'entités monstrueuses (Godzilla versus Goijira), la destruction de la civilisation ? Les extraterrestres ont-ils débarqué sur la Terre ? D'une réponse tronquée à l'autre, les errances du narrateur ne lui apportent (en fait de révélations) qu'un surcroît de confusion paranoïaque ainsi que des trips de plus en plus prégnants, de plus en plus cohérents. Il comprend néanmoins qu'il a un rôle à tenir dans cette histoire à dormir debout ; le décor halluciné de L.A. semble tout à coup dressé exprès pour lui et va devenir le lieu d'un passage, d'une transformation définitive. L'instrument de cette transformation, c'est la Grille. L'idée est qu'on ne peut plus appréhender le monde dans sa complexité, il nous faut des filtres. Pour le narrateur, la Grille permet d'abord de classifier le quotidien en chapitres pour ne pas perdre le fil de sa propre histoire ; puis d'encadrer, de quadriller, de décoder et enfin de sublimer la réalité, de renouer un lien entre les éléments isolés de cette norme mouvante, incertaine. Hollywood, les studios Disney de Burbanks et leur mystérieux souterrain, l'E3, et même le petit théâtre des horreurs, rien n'est là par hasard, car « il n'y a pas de hasard, l'ordre du monde est chaos ». Sur la carte des rues, piquée des petits points lumineux des néons, se superpose une autre réalité, une réalité immanente.
Et après ? De l'autre côté de l'écran, au cœur même de cet espace primordial, on meurt ou on renaît. Ici, le robot humain peut échapper au programme, reprendre les commandes, devenir « administrateur ». Mais l'autre côté est une matrice froide de flux, d'informations, de formes ; une réalité pour tout dire inhumaine, où seule peut se mouvoir la volonté démiurgique du narrateur, faux nouveau prophète d'une ère nouvelle : faux car dans ce roman nous sommes tous nos propres prophètes, il n'y a après tout que votre représentation de l'univers, vos règles, vos repères.
Le quatrième de couverture n'a retenu que les aspects les plus racoleurs du roman : Godzilla, TRON, Walt Disney, Tezuka, la secte, les ET, la nanotechnologie, le virtuel qui déborde et les pixels qui neigent. Mais le propos de Calvo est en fait bien plus abstrait — bien plus ambitieux aussi. Sa grande réussite tient à la façon dont la S-F est appréhendée, sous l'angle original de la culture, ou plutôt du symbole : en rapprochant les symboles culturels de l'imaginaire dominant sur Los Angeles, la pop musique, les jeux vidéo, les cartoons, les performers, la télé réalité, les ovnis, Hollywood, il tire quelques idées maîtresses visuellement très fortes (L.A. comme constellation, la Grille, les hélicoptères) qui nous valent des moments de fulgurances poétiques, de grâce mélancolique. Demeure cependant un sentiment d'inachèvement, de ratage partiel. Car Calvo est beaucoup moins convaincant sur plusieurs autres points.
Premier point : le style, encore trop abscons, verbeux, à la limite de l'illisible.
Second point : une structure mal maîtrisée, confuse.
Troisième point : l'introduction d'éléments qui n'apportent rien au récit (les complots, les extraterrestres, les nanomachines).
Quatrième point : des personnages sans relief et dont au final on comprend mal les motivations. Ainsi du narrateur : fustigeant le principe de pixellisation du monde, son obsession du contrôle tisse pourtant une grille de lecture qui finit par encadrer les possibles ; il circule sur ce dessin total, en dégage des lignes de fuite et les perspectives, cherche à comprendre puis se dépasse ; sauf qu'on a l'impression que tout est décidé d'avance, que sa trajectoire est téléguidée. Fatalement, on a du mal à croire au deus ex machina final et à l'illusion de liberté subséquente.
Cinquième point enfin : sous l'angle hardcore, c'est-à-dire scientifique et philosophique, le roman ne tient pas les promesses que l'entame avait laissées espérer. Certes, la réflexion que Calvo développe sur la structure imaginaire du monde, de nos mondes, ouvre des pistes vertigineuses. Il raconte avec habileté le glissement d'un réel qui absorbe peu à peu le sens de tout ce qui nous entoure et nous renvoie nos rêves à la tronche en barquette sous cellophane. Mais l'apogée de cette réflexion est vite atteinte, et le reste tourne à vide, le dernier chapitre enfonçant le clou, dans le mauvais sens du terme.
Le roman pose en fait deux questions, la deuxième découlant de la première. La première porte sur la représentation de la réalité, d'un réel élargi — notion qui d'ailleurs aurait mérité d'être éclaircie. Est-ce un programme ? Un artifice ? Une norme ? Peut-on la représenter autrement que par les moyens dont la nature et l'expérience nous ont dotés ? Et peut-on s'affranchir des sens, des outils qui permettent de la délimiter, des écrans, des réseaux, des cartes, des grilles ? Comment donc en circonscrire les multiples dimensions ? L'auteur tente une approche phénoménologique, se réclame d'une réalité fragmentée, fractale, en mouvement perpétuel, et qu'on ne peut saisir qu'en excédant les sens et en annihilant le sens, pour faire réapparaître le point de vue. Autrement dit, abolir la fiction pour faire resurgir une manière de Verbe (mais contrefait), un acte fondateur, créateur. Le corollaire de ce soudain éblouissement est d'être rattrapé par un sentiment d'absurdité. Dans la réalité immanente du roman, nous ne serions que ça : des fractales ; des flux ; de l'information ; 0 et 1, 1 et 0. Le Philosophe dit que la fiction protège du Vide, et que le Vide aspire naturellement à s'actualiser en fictions. C'est dans ce rapport que gît sans doute la véritable richesse du propos de Calvo, même s'il ne l'exploite pas assez : non pas la virtualisation du monde, mais sa totale mise en fiction. Il met dans la bouche d'un personnage cette phrase étrange : « La fiction ne guérit plus du réel, elle agonise et le réel la soigne. » Qu'est-ce que le réel cependant, sinon un gigantesque emboîtement de constructions intellectuelles, de concepts, en somme de fictions (dont Internet, les jeux vidéo, et même les fractales, les flux, ne sont que des facettes) ? Partant, une fiction peut-elle en soigner — ou en détruire — une autre ? Sans doute, car leur nature veut qu'elles s'influencent, s'interpénètrent. Elles se livrent une guerre invisible dont seules les vainqueurs sont immortalisés par notre culture, notre histoire. Comme les gens ou les civilisations, certaines triomphent, d'autres disparaissent. La seconde question que pose le roman est donc celle de la place de l'homme au milieu d'un tel enchevêtrement, puisque de plus en plus il devient un simple vecteur des fictions qu'il a créées, un relais. C'est le mythe éternel du créateur dépassé par ses créations : Frankenstein revisité ; Prométhée brûlé par les hommes à qui il a donné le feu. De tout temps, la technique ne cesse de poser des questions auxquelles la fiction apporte des réponses. Mais le monde systémique, hypercomplexe, dans lequel nous vivons, tend vers la prolifération des fictions (intimes ou globales), qui parasitent la capacité de réflexion de l'individu sans apporter aucune réponse. A la manière d'un virus, les fictions les plus aptes se propagent jusqu'à se convertir en norme ; de sorte que le sujet de Calvo aurait pu se résumer à cette alternative : imposer sa fiction ou se voir imposé des fictions. Peut-être faut-il y voir la véritable problématique d'un roman inégal mais passionnant, tendant au Réel un miroir chatoyant d'inquiétants reflets : pas seulement ceux d'un monde vendu au matérialisme (donc au diable), mais aussi d'un monde sans merveilleux, sans absolu. Nietzsche aurait dit : le monde d'après la mort de Dieu.
Sam LERMITE Première parution : 1/10/2006 dans Bifrost 44 Mise en ligne le : 24/5/2008