Robert LAFFONT
(Paris, France), coll. Pavillons Dépôt légal : octobre 2005 Première édition Roman, 384 pages, catégorie / prix : 20 € ISBN : 2-221-10411-0 ✅
Quatrième de couverture
Dans Lunar Park, Bret Easton Ellis, enfant terrible des lettres américaines, pense que les madeleines de Proust sont des mandarines, que sa maison d'Elsinore Lane est hantée, que le spectre de son père mort et peut-être aussi Patrick Bateman, le tueur d'American Psycho, que la moquette « pousse » dans la salle de séjour, qu'un cœur bat sous « la peau » d'un oiseau en peluche appelé Terby, que les femmes autour de lui ne verront jamais ces apparitions surnaturelles, que son fils sait où sont allés les garçons qui disparaissent mystérieusement, qu'il doit retrouver la simplicité des phrases qu'il écrivait dans son premier roman, qu'un massacre des innocents d'un genre nouveau est en cours, qu'une seconde chance lui est donnée, que Lunar Park sera son dernier roman.
Avec son humour détaché et sa virtuosité, Bret Easton Ellis se joue du mythe de l'écrivain et nous plonge dans un rêve halluciné et jubilatoire, tout à la fois une sorte d'autobiographie fictive, un récit fantasmagorique de la vie de banlieue aux Etats-Unis, un hommage aux films et à la littérature d'épouvante, un témoignage de la douleur d'un fils, un exorcisme et une réévaluation de sa vie et de son œuvre.
« Je ne veux pas avoir à clarifier ce qui est autobiographique et ce qui l'est moins. Mais c'est de loin le livre le «plus vrai» que j'aie écrit. Au lecteur de décider ce qui, dans Lunar Park, a bien eu lieu. »
Bret Easton Ellis
Critiques
Dans Lunar Park, Ellis cède à la tendance littéraire la plus hype du moment : l'autofiction. En d'autres termes, le héros du roman de Bret Easton Ellis est Bret Easton Ellis lui-même, ce qui chez bien des auteurs est le premier signe d'une panne d'inspiration. Est-ce par facilité, voire par paresse, qu'on se résout à parler de soi ? Ou bien la personnalité du romancier ne deviendrait-elle pas, finalement, plus intéressante que ses livres ? Bien sûr, Ellis a toujours mis beaucoup de lui-même dans ses fictions, et on lui accordera volontiers le bénéfice du doute. Le Clay de Moins que zéro, le Sean des Lois de l'attraction, étaient en grande partie modelés sur le Bret étudiant, gosse de riche indolent, cultivant une débauche aussi vaine que trash et sexy, avec MTV en fond sonore et visuel. Avec Patrick Bateman (grand frère de Sean, broker sanguinaire de Wall Street mis en scène dans American Psycho), le héros le plus controversé d'Ellis, on s'en éloignait déjà, car même si l'on pouvait encore pointer plusieurs ressemblances telles que l'ostentation permanente et la superficialité élevées au rang de nouvel American way of life, l'auteur restait à sa place, c'est à dire hors du cadre.
En se mettant aujourd'hui en scène, Ellis semble vouloir se faire payer les excès des personnages qu'il a autrefois créés. Au début du roman, le chef de file du Brat Pack (cette escouade de jeunes loups des lettres américaines des roaring eighties) apparaît chargé du poids des ans et de la mauvaise graisse. Son foie est en piteux état et sa cloison nasale ne vaut guère mieux. Il a épousé une actrice avec laquelle il avait eu autrefois une liaison tumultueuse, et s'est installé avec elle et ses deux enfants (dont l'aîné, Robby, est probablement de son sang) dans une luxueuse maison en banlieue. Sa vie est rythmée par les cours d'écriture qu'il donne une fois par semaine à l'université, ses séances de psychanalyse, l'écriture de son prochain roman qui n'avance guère et les régulières entorses qu'il fait à son sevrage toxicologique. Ceci explique-t-il cela ? Toujours est-il qu'Ellis semble dérailler. Il voit en Terby, l'oiseau en peluche de sa fille, un être vivant et agressif. Il est persuadé que son père revient d'entre les morts pour se venger d'on ne sait quoi. Il croit enfin rencontrer à chaque coin de rue les personnages de ses romans, et notamment un certain Patrick Bateman qui pousse l'horreur jusqu'à reproduire à l'identique les meurtres atroces qu' il a imaginés dans son best-seller. Pas facile dans ce contexte de préserver son couple et de construire une relation solide avec ses enfants. Pas facile de mûrir, en somme, quand tout ou presque vous renvoie à votre passé...
Apparu publiquement pour la promotion de ce nouveau roman, Bret Easton Ellis n'est pas sans ressembler physiquement à son autodescription du début du livre. L'ex-wunderkind paraît aujourd'hui un peu empâté sous sa chemise Ralph Lauren et son costume Armani. Son visage cireux et privé d'expression accuse le probable recours aux interventions plastiques qu'il infligeait naguère aux parents de ses protagonistes. Son cynisme semble aujourd'hui plus désabusé qu'arrogant, comme si l'époque ne l'amusait plus, ou pire, ne l'inspirait plus. C'est que l'essentiel de son œuvre publiée s'inscrivait dans les années Reagan. Il était peut-être temps d'essayer d'en sortir, d'autant plus que, de notoriété quasi publique, le jeune Bret est un vieux copain de George W. Bush, avec lequel (fantasmons un peu, pour rire) il a certainement tapé plus d'une ligne de coke au frais du contribuable, à l'époque où Bush Senior n'était que le Vice-Président du pays.
Dans un réflexe salutaire, Ellis a donc voulu se renouveler. Bonne nouvelle, c'est réussi ! Voilà un texte en réel décalage avec ses productions les plus récentes, et en particulier le lourdGlamorama, son roman précédent.
Avec Lunar Park, Ellis a déclaré avoir voulu écrire un roman d'horreur à la Stephen King. L'intention est manifeste, même si dans sa mise en œuvre Ellis n'a visiblement pas la même expérience que le vieux routier de Providence. On trouve cependant bien dans Lunar Park un motif caractéristique du fantastique contemporain : l'horreur provient moins de l'ailleurs (au-delà, espace, dimension parallèle...) qu'elle n'est produite et auto-entretenue par la psyché du héros ; l'indicible n'est que la manifestation tangible de ses névroses ou de ses psychoses, qui prennent corps pour l'atteindre physiquement. Et la vie tant personnelle que professionnelle de Bret Easton Ellis ne manquent pas de matière : mauvais fils, mauvais père, créateur d'une œuvre elle-même génératrice de malaise, l'auteur se dépeint comme un être torturé, fragile, une image assez éloignée de celle du dandy ultrasuperficiel qu'on pouvait se représenter à la lecture de son œuvre romanesque.
Même si Bret Easton Ellis prend bien soin de détailler la carrière de son personnage dans la première partie du livre, ce nouveau roman semble devoir intéresser au premier chef les lecteurs les plus familiers de ses textes antérieurs, auxquels chaque chapitre, ou presque, fait référence. L'auteur donne quelques pistes d'interprétation, quelques clés autobiographiques qui éclaireront certainement son lectorat. Autre indice, pour l'anecdote, du caractère plus sérieux de l'autoanalyse d'Ellis : c'est la première fois dans un récit qu'il met en scène un psychanalyste qui n'ait pas l'air totalement idiot.
On peut donc se demander si un lecteur qui n'a aucune connaissance de l'œuvre d'Ellis pourra pleinement savourer ce texte. De plus, l'amateur de fantastique pourra être déçu par le fait que l'horreur tient ici lieu d'instrument littéraire plus que de but recherché, encore qu'on puisse être reconnaissant à l'auteur de ne pas utiliser ce procédé par-dessus la jambe ou avec condescendance, comme pourraient s'y croire autorisés d'autres représentants de l'establishment. La sincérité d'Ellis ne fait aucun doute, et son talent non plus. Mais il ne suffit pas d'être doué et sincère pour battre King ou Barker sur leur propre terrain.
Replacé dans le contexte de l'œuvre d'Ellis, Lunar Park ne semble pas devoir marquer son époque autant qu'ont pu le faire Moins que zéro ou American Psycho, dont la narration puissante et parfaitement maîtrisée soutenait un réel discours sur l'époque — même si hautement ambigu et pas toujours de bonne foi, soit dit en passant. On pourra déplorer que, dans sa volonté de faire du nouveau, Ellis ait cédé à quelques modes littéraires qu'il aurait pu s'offrir le luxe d'éviter (par exemple, le name-dropping, qui exige la mise en scène de célébrités dans le texte à chaque fois que la chose est possible). Cependant, malgré une traduction peut-être un peu trop rapide (urgence éditoriale ?), le talent littéraire d'Ellis fait toujours son effet lorsque l'auteur veut bien s'en donner la peine. Ce n'est pas pour rien que ce roman figure en bonne place dans la plupart des classements des meilleurs livres de l'année.
En résumé, voilà un roman qui, malgré ses indéniables qualités d'écriture, sera sans doute moins profitable au large lectorat que salutaire à son auteur. Avant ou après sa lecture, il appelle surtout à la découverte des grands romans qui ont fait la réputation d'Ellis, et ne peuvent laisser aucun lecteur indifférent. Il sera néanmoins très intéressant de voir à quoi ressemblera le roman suivant — car il y en aura forcément un. Il serait tout de même surprenant qu'Ellis ne puisse faire un usage plus révolutionnaire de sa nouvelle maturité.
Il est difficile d'échapper aux clichés dès que l'on s'attaque au cas Bret Easton Ellis, « l'enfant terrible des lettres américaines », dixit la quatrième de couverture. Encensé par ses fans, quoi qu'il écrive, voué au bûcher par ses détracteurs, qui peuvent ne l'avoir jamais lu, il ne laisse pas indifférent et a réussi à faire un événement de la parution de tout nouveau roman. Ce cinquième opus, après Moins que zéro, Les Lois de l'attraction, American Psycho, Glamorama et en ne comptant pas un recueil de nouvelles intitulé Zombies, n'échappe pas à la règle.
Le narrateur de Lunar Park — dont il prétend que ce sera son dernier roman — est un certain Bret Easton Ellis, auteur à succès passablement névrosé, incapable de tenir debout plus d'une heure sans l'aide d'une bonne dose d'alcool assaisonnée de pilules ou poudres diverses et variées. Après avoir comparé le style des premières phrases de ses précédents livres et être revenu, non sans autodérision, sur la spirale du succès qui s'en est suivi, le narrateur (l'auteur ?) entre, au chapitre 2, dans le vif du sujet. Alors qu'il essaye de recoller les morceaux avec son ex-femme, son fils et sa belle-fille, d'échapper à la drogue et d'attaquer, enfin, l'écriture de son prochain roman, la réalité va sérieusement déraper. Quelqu'un semble reproduire un à un les crimes atroces commis par Patrick Bateman dans American Psycho. Se pourrait-il que ce soit le mystérieux jeune homme ressemblant étrangement au tueur en série du roman, qu'il a croisé sur le campus de l'université où il fait mine d'enseigner ? A moins que ce ne soit la mystérieuse entité qui hante sa maison ? Est-il possible, comme Ellis en est convaincu, que Terby, l'étrange peluche de sa belle-fille, soit vivante et plante ses griffes démesurées dans les portes des chambres ? Et quel est le rapport avec les mystérieuses disparitions d'adolescents dans la région ?
Si j'abordais la lecture de Lunar Park avec quelques craintes, après la déception qu'avait été Glamorama (mais comment succéder à un roman tel qu'American Psycho ?), le talent de Bret Easton Ellis les a vite dissipées. En rupture avec le ton de ses précédents ouvrages, il mêle avec brio éléments autobiographiques et fiction, brouillant savamment les pistes, usant et abusant d'une ironie envers lui-même qui rend certaines scènes absolument hilarantes. Si j'étais peut-être le seul à voir en son précédent roman un hommage à Philip K. Dick, ici pas de doute possible : c'est du côté de Stephen King et des pires (meilleurs) films d'horreur que lorgne l'auteur. C'est également pour lui l'occasion de faire le point sur ses (non-)relations avec son père décédé, dont il prétend s'être inspiré pour l'écriture d'American Psycho, et de nous offrir de superbes pages, chargées d'émotion, sur la paternité. (Grosse parenthèse pour souligner combien ce dernier sujet est au cœur de la fiction anglophone récente : Anansi boys de Neil Gaiman, à paraître en France au Diable Vauvert, autre franche réussite ; Broken flowers, beau film de Jim Jarmusch...) Humour, introspection, émotions... autant de mots que l'on n'aurait sans doute jamais imaginé employer à propos de Breat Easton Ellis. C'est en tout cas un roman prodigieux qu'il nous livre cette fois, probablement le meilleur que j'aie lu en 2005, et qui laisse espérer de grandes œuvres pour l'avenir.