Le thème, classique s'il en est, du double est loin d'être rare sous la plume de Rosny. Il suffira de se reporter à quelques textes réunis dans ses Récits de science-fiction (Marabout) pour s'en convaincre.
L'énigme de Givreuse, opportune réédition par NéO d'un texte introuvable, s'attache au motif par le biais de l'insatiable curiosité scientifique de Rosny. En effet, davantage qu'une « romance scientifique », pour parodier Wells et signaler l'intrigue amoureuse, ce livre est à considérer comme une méditation sur la connaissance, son cheminement, ses limites.
L'histoire est simple : un soldat blessé au front, en 1917, est retrouvé sous forme de deux individus semblables, qui déclarent tous deux se nommer Pierre de Givreuse et qui possèdent un livret militaire identique. Quelle est cette énigme, quelle force (surnaturelle, surhumaine) a dédoublé Givreuse, telle est la quête du livre — passionnant à ce titre par les différentes hypothèses qu'il soulève et par sa progression romanesque assurée.
Mais l'importance du livre, au-delà de l'intrigue, tient sans doute à la vue lucide qu'il propose de toute recherche scientifique. Ceci, en 1917, par des réflexions qui ne paraissent nullement poussiéreuses aujourd'hui. Savarre, le neurologue sceptique, tient des propos très actuels — qui expriment certainement le point de vue de l'auteur : « Je n'ai jamais cru qu'à des lois approximatives, susceptibles de « ruptures » ou même de disparition. Ce que nous savons du monde est absolument négligeable... je me suis depuis longtemps gardé de bâtir un système général sur une base aussi microscopique ! » (p. 71). Et plus loin, un autre personnage : « Comment des êtres autour de qui tout change et qui changent eux-mêmes, pourraient-ils être sûrs de quelque chose ? » — ce qui, même appliqué au désordre amoureux, constitue une belle profession de foi envers le scepticisme scientifique. Aujourd'hui, dans un roman aussi moderne qu'Un paysage du temps et à propos de la physique des particules, Gregory Benford ne dit guère autre chose.
On peut, en refermant L'énigme de Givreuse, se demander avec Jean-Baptiste Baronian (qui signe la préface) quel mauvais sort a chassé J.H. Rosny Aîné de l'histoire littéraire française. Hormis les historiens de la science-fiction, qui s'intéresse encore à son œuvre ? Quelle erreur ! Non seulement ses thèmes sont importants, mais sa langue est belle, à peine datée, riche et parfois, mais oui, sensuelle.