Brian Herbert et Kevin Anderson ont déjà affronté, dans la trilogie
Avant Dune (même collection), les fortes contraintes qui pèsent sur l'écriture de
prequels : rester en aval d'un style, d'un ton, d'une atmosphère uniques, tout en remontant en amont d'une aventure riche en personnages hors du commun, en intrigues de cour, en batailles dantesques. Dans la postface à
La Maison des Atréides, le fils de Frank Herbert avait expliqué pourquoi son récit ne remontait que quelques années avant les événements racontés dans
Dune, et non à ce fameux « Jihad Butlérien » qui soutient l'immense édifice humain, trop humain (justement) mis en place par son père. C'est chose faite avec ce premier volume d'une seconde trilogie de
prequels, qui l'affiche très clairement dans le titre original :
Dune : The Butlerian Jihad. Globalement, le contrat littéraire est rempli : les détails qui signent le cycle de
Dune sont présents (épigraphes, courtes séquences, glossaire, style tissé de grandes généralités tactiques — nerfs de l'intrigue — et de petits détails concrets plus marginaux, galerie fortement hiérarchisée de personnages majeurs, moyens et mineurs, narration systématiquement alternée entre plusieurs histoires). Je ne résume évidemment pas cette intrigue, qui dévoile (un peu) les mystères de
Dune : le Jihad Butlerien, le Bene Gesserit et autres grands ordres, les haines ancestrales,
et caetera... jusqu'aux immuables « brilleurs » ! Tout au plus, plutôt que le lassant décompte des batailles attendues (et elles y sont bien), peut-on désigner les déjà nombreux brins de la tresse narrative. On verra donc se croiser Zufa et ses Sorcières télépathes, Norma et Holtzmann les scientifiques, Ishmaël et Aliid, esclaves zensunni et zenchiite, Iblis Ginjo le contremaître, Tuk Keedair (de Tlulaxa) et Aurelius Venport (amant de Zufa), en affaires autour d'une substance sans réel intérêt (l'épice...), Selim l'orphelin d'Arrakis, et surtout, puisque c'est ce qui identifie cet opus, Omnius l'I. A., Erasme le robot excentrique, les Titans
cymeks mi-hommes mi-machines, et, bien sûr, Xavier Harkonnen, Vorian Atréides, Serena Butler... Le schéma politico-moral de ces derniers réserve d'ailleurs une petite surprise aux habitués ; sans la leur dévoiler, on peut les prévenir qu'ils ne sauront pas encore, et même moins que jamais, au terme de ces 650 pages, les raisons de la haine immémoriale que se vouent certaines grandes familles. De quoi redonner de l'entrain pour le tome 2...
Car, il faut bien l'avouer, au-delà de la performance narrative quantitative, indéniable, on cherche un peu l'étincelle, le souffle de l'inouï ; et on se force un peu, parce que c'est
Dune.... Mais franchement, si c'est pour y déguster des clams revenus au beurre avec des champignons (p. 203), on se demande bien à quoi bon franchir tous ces siècles et toutes ces années-lumière, supporter ces séances d'éviscération humaine, ces assommants dîners protocolaires ou ces interminables attaques de robots. Plus gênant : peut-on postuler l'intéressant syncrétisme de « Bouddhallah » tout en maintenant intacte la divergence entre chiites et sunnites ? Les angoisses de l'Occidental du début du XXI
e siècle prennent ici le pas sur la crédibilité d'une extrapolation religieuse.
Dune (le roman inaugural) offrait un étonnant
planet opera tout mêlé d'archaïsmes et d'inventions très humaines censées compenser sans machines ces archaïsmes (ordinateurs humains, manipulation psychotrope du temps, stratégies militaro-religieuses à très long terme), le tout justifié par une catastrophe mystérieuse (le Jihad Butlérien) et par des dizaines de milliers d'années d'évolution lente. Ce que ces archaïsmes avaient d'intriguant, accolés à l'énorme masse de temps écoulé, suffisait à déclencher l'adhésion science-fictionnelle du lecteur, puisqu'il était libre (et même
, s'il était logique, contraint) de projeter imaginairement tous les scénarios qui pouvaient aboutir à ce résultat à la fois archaïque et futuriste.
Pour ce coup-ci, comme l'explique un prologue de la princesse Irulan (clin d'œil au premier roman), c'est LE scénario explicatif qu'on nous raconte. Il y avait là un défi majeur, évidemment ; comment faire face aux milliers d'imaginaires activés par
Dune depuis 1965 ? Comment éviter de décevoir tel fan qui voyait la guerre avec les machines pensantes d'une tout autre manière ? Comment préserver sa fascination pour les tacticiennes mentales du Bene Gesserit ? Il serait facile, et sans grand intérêt, d'opposer tel imaginaire personnel à la somme romanesque élaborée. C'est plutôt aux principes fondamentaux de cette
prequel que
l'on pourrait revenir, quitte à soutenir que, pour être adéquate au monument de
Herbert (Frank), elle
ne devait pas en respecter certaines structures fétiches. Peut-être en premier lieu, précisément, cette association originale d'archaïsme et de futurisme, à laquelle donnait forme ce style fait de généralités morales ou politiques, croisées à de petits détails marginaux (même pas tous futuristes, d'ailleurs) : l'équilibre du style me paraît étroitement lié à l'équation littéraire fondatrice de
Dune. Ouvrir la bulle temporelle qui justifiait cet équilibre, démanteler la masse de temps et d'imaginaire qui l'autorisait, c'était peut-être accepter de réintégrer une science-fiction moins originale dans son
fonctionnement, mais qui, ceci étant posé et admis, pouvait être plus originale dans ses
développements. Peut-être aurait-on ainsi pu espérer des images plus étonnantes, des innovations plus dérangeantes, des caractères moins attendus (des milliers d'années d'Histoire et toujours de vaillants guerriers protégeant de fougueuses princesses... !) — bref, un
sense of wonder imprévisible, stupéfiant, à la hauteur du monument que sont, non seulement
Dune, mais aussi l'exceptionnelle longévité littéraire de son cycle, la quantité impressionnante de ses lecteurs, et la diversité de leurs attentes.