UN PRIX CONCOURT DANS LA SCIENCE-FICTION
Parlant de ce livre, Pierre Viansson-Ponté écrivait dans Le Monde du 15 janvier 1978 : « Enfin un roman de science et de politique-fiction dont l'auteur est un écrivain, un vrai. »
Ce genre de réflexion n'est pas très neuf. Tout cela a été dit à propos des excellents romans de Robert Merle et de quelques autres de moindre qualité. Ce n'est qu'une escarmouche de plus dans la guerre éternelle que se livrent la littérature générale et la science-fiction. Un conflit qui a des causes économiques et culturelles, comme la plupart de ceux qui opposent nations et peuples.
Quelques remarques liminaires de Viansson-Ponté sur la « quincaillerie spatiale » et les « tarzans robotisés » de la SF autorisent à penser que l'honorable critique ne connaît pas très bien cette littérature. Dans le camp opposé on rétorque vertement que la littérature générale est l'expression de la « culture dominante », contre laquelle se dresse la science-fiction, forme avancée de la contestation intellectuelle. C'est tout aussi délirant.
Il est urgent de surseoir à toute conclusion.
Gérard Klein souligne dans son célèbre essai Malaise dans la science-fiction que cette science-fiction est essentiellement écrite et lue par des gens qui appartiennent à la petite et moyenne bourgeoisie. Il signale cependant une exception notable : l'écrivain américain Cordwainer Smith. La position sociale de Romain Gary en France n'est pas sans analogie avec celle de Cordwainer Smith aux USA.
Romain Gary appartient lui aussi a la classe dominante — et plus ou moins dirigeante — de son pays. Cela se sent bien dans ses œuvres. Les personnages qu'il décrit dans son dernier roman, hommes politiques de haut niveau et chefs militaires, il les a personnellement fréquentés et il les connaît bien. Ils ont le poids et l'épaisseur de la vérité. Et ce n'est pas la moindre qualité de ce livre.
L'écriture de Charge d'âme est à peine trop ciselée. Notations et formules, dans la grande tradition de la littérature française, abondent et font mouche presque à chaque page. Romain Gary n'est pas un smicard des lettres. Il a les moyens de prendre son temps et le temps de mettre en œuvre tous ses moyens...
Le « surgénérateur spirituel » et la transformation de l'âme humaine en « carburant avancé » n'est pas d'une originalité totale (mais quelle idée de science-fiction peut encore l'être ?).
En tout cas, elle est traitée avec intelligence et sensibilité. Le roman se lit à deux niveaux. Le grand public y trouvera un conte philosophique, superposé à une fiction politique dans le style du Dr Folamour. Les lecteurs habitués à la science-fiction y découvriront une subtile histoire d'univers parallèles et une charge acérée contre les centrales nucléaires.
Voici donc un livre qui pourra plaire aux amateurs éclairés de science-fiction moderne comme aux lecteurs qui récusent en principe le genre.
Michel JEURY
Première parution : 1/7/1978 dans Fiction 292
Mise en ligne le : 5/6/2010