Conçu durant l'hiver 1942-1943, révélé en 1966, Trouble dans les Andains, premier roman de Boris Vian, n'est ni l'ébauche ni la version primitive de quelqu'une de ses autres œuvres. C'est un récit d'inspiration originale, pleinement achevé, conduit avec allégresse et que rien ne bride puisqu'il est mû tout entier par la dynamique des mots. Exemple le plus direct du langage-univers de Boris Vian, cette aventure où se mêlent la terreur (drolatique), l'enquête policière (cocasse) et l'espionnage-bouffe, ce sont les mots en effet qui la mènent et la tissent, l'embrouillent et la dénouent, y rebondissent et cabriolent, et nous font trembler à force de rire de leurs galipettes. Boris Vian s'y dédouble, s'y multiplie en dix personnages qui se poursuivent d'Auteuil à Bornéo, nagent dans des flots de sang· de crapaud et s'entretuent joyeusement en se disputant un mystérieux engin, le barbarin fourchu. Une histoire que Boris Vian s'était racontée à lui-même faute de pouvoir la lire dans le livre d'un autre. Oui, une histoire totalement inventée, une histoire pour le plaisir, pour s'amuser, on en a bien le droit, non ?
De l'aveu de Boris Vian, ce premier roman, rédigé à vingt-trois ans, n'eut pas d'autre ambition que de donner matière à rigolade à quelques amis. Aussi perd-il un peu de sa puissance d'impact en s'adressant maintenant au grand public. Seuls les initiés, c'est-à-dire les satellites du jeune Vian, pouvaient apprécier pleinement la saveur de la généalogie burlesque de Jacques Loustalot, dit le Major, des portraits fantaisistes d'Antioche Tambrétambre et du Baron Visi, ou de certains pétards parodiques allumés ici ou là. Comme Vercoquin et le plancton, Trouble dans les Andains est un roman à clés dont le décryptage nécessite trop d'érudition pour ne pas être fastidieux. Mais l'imagination de Vian était assez libre et sa manière assez originale pour libérer son livre de l'anecdotique. Au-delà du divertissement canularesque pour happy few, il y a une intéressante œuvrette qui pourrait être une transposition littéraire de l'univers délirant des vieux burlesques américains.
En lançant quatre pittoresques individualités à la recherche du barbarin fourchu, mystérieux bijou de famille volé à l’une d’entre elles, Boris Vian n’a pas cherché à raconter une histoire mais à multiplier jusqu’au vertige aventures aberrantes, situations loufoques, paralogismes cocasses et tutti quanti. Gags cruels et images baroques dans la tradition de L’Os à Moelle – « De haute taille, les épaules bosselant l’habit bien coupé, il semblait bâti à coups de pied dans le cul » – se succèdent en courtes rafales. Rien ne résiste à ce livre-bulldozer qui malmène la logique au point de créer un monde fou, fou, fou où tous les coups sont permis. Touche-t-on le gratte-pieds d’une maison ? Celle-ci s’écroule comme un château de cartes. Sortant d’une bouche d’égout, le Comte de Beaumashin et Sérafino Alvaraide trouvent commode, pour regagner leur domicile sans fatigue superflue, de s’accrocher au pont arrière des autobus qui passent au-dessus de leur tête. Quant au Major, dont c’est ici la tonitruante première, il chasse le caillebotis, étrange oiseau marin dont la particularité est d’avoir la tête « beaucoup plus lourde que son croupion qui ne contient qu’un peu de vent ». C’est dire que l’univers insolite de Trouble dans les Andains présente aussi quelques moments de cette poésie instinctive qui est comme le label de toute l’œuvre vianesque.
Jacques CHAMBON Première parution : 1/1/1967 Fiction 158 Mise en ligne le : 4/12/2022