Livre après livre, Jérôme Noirez se taille une place de choix dans le paysage de l'imaginaire français. Le cycle «
Féerie pour les ténèbres » (éditions
Nestiveqnen), projet aussi fou que génial, annonçait des débuts plus que prometteurs, tandis que son roman suivant,
Leçons du monde fluctuant (
Denoël coll. «
Lunes d'encre »), qui transposait le mythe d'Alice dans la culture africaine, manquait de peu le
Grand Prix de l'Imaginaire (critique dubitative in
Bifrost 48). C'est maintenant à la littérature pour la jeunesse que Jérôme consacre son talent, en publiant d'abord
Fleurs de dragon, dont nous avions dit le plus grand bien dans ces pages (in
Bifrost 51), puis aujourd'hui
L'Empire invisible chez le même éditeur nantais (
Gulf Stream) et
Le Chemin des ombres, dans la collection animée par notre collaborateur en Bifrosty
Xavier Mauméjean, « Royaumes perdus » aux éditions Mango.
Longue entrée en matière pour une dichotomie que les textes ne justifient guère, la distinction entre littérature adulte et romans pour la jeunesse étant ici bien floue. Car si l'on perçoit dans ces derniers une véritable dimension pédagogique, Jérôme Noirez n'y ménage pas la sensibilité de ses lecteurs, jeunes ou pas.
Le Chemin des ombres est sans doute aucun son livre le plus noir et le plus violent à ce jour (quoique la violence y soit plus psychologique que physique). Commençons donc par ce roman qui nous plonge aux racines mêmes de la mythologie shinto.
La paix qui règne à Nichu est bien précaire. Ultime bastion de résistance aux aspirations hégémoniques de la reine Himiko, le village vit sous la menace constante d'une invasion, et la confusion qui règne chez ses dirigeants n'arrange rien. La jeune Amaterasu a bien du mal à endosser son rôle d'
Uji-no-kami, ou chef spirituel et politique de la communauté : sa mère Izanami est morte en couches, son père Izanagi a disparu peu de temps après, et son frère Susanowo vit reclus quelque part dans la forêt, dévoré par la haine qu'il porte à sa sœur. Répondant à l'appel d'Izanami, devenue la reine du Yomi, le royaume des morts, ce dernier entreprend de kidnapper Amaterasu et de l'emmener de force dans le monde d'en bas, où leur mère nourrit le fantasme de réunir à nouveau les siens par-delà le trépas. Mais cet enlèvement prend vite des allures de voyage initiatique dès lors que les kamis, esprits ou divinités de toute chose, s'en mêlent, entraînant les deux adolescents sur le chemin du souvenir et, peut-être, de la rédemption.
Tableau d'une période trouble et douloureuse de l'histoire,
L'Empire invisible délaisse le Japon médiéval pour la Caroline du Sud du milieu du XIX
e siècle. Fille d'esclave, Clara Walker endure stoïquement sa vie de labeur dans les champs de coton, jusqu'au jour où son père, Nathaniel, se fait tabasser à mort par la milice privée de leur maître — milice qui préfigure le Ku Klux Klan. Alors Clara refuse de se taire. Alors Clara s'engage sur une voie qui ne lui apportera nul apaisement, mais à laquelle elle ne peut échapper : celle de la vengeance.
Deux récits qui ne se ressemblent guère, et qui ont pourtant beaucoup en commun, à commencer par des héros d'une touchante humanité, pétris de doutes, mais dont le courage se révèle à la lumière de l'inacceptable. Ils sont d'ailleurs secondés par une galerie de personnages hétéroclites qui, loin de se contenter de servir l'intrigue, acquièrent, on ne sait trop par quel miracle, une vie propre, tantôt grandiose, tantôt pathétique, mais jamais anecdotique. Autre point de convergence, cette écriture à la fois sobre et musicale qui impose chaque phrase, chaque réplique, comme une évidence, sans jamais prendre le pas sur le propos. Enfin, et c'est bien là le principal, cette faculté qu'a l'auteur de faire de l'histoire des uns celle de tous, cette propension à l'universel qui s'adresse à chacun d'entre nous — jeune ou moins jeune — et qui tombe juste à chaque coup.