Ursula K. LE GUIN Titre original : The Dispossessed: An Ambiguous Utopia / The Dispossessed, 1974 Première parution : États-Unis, New York : Harper & Row, mai 1974ISFDB Cycle : Ekumen vol. 3
Robert LAFFONT
(Paris, France), coll. Ailleurs et demain Date de parution : novembre 1975 Dépôt légal : 4ème trimestre 1975, Achevé d'imprimer : 21 octobre 1975 Première édition Roman, 396 pages, catégorie / prix : nd ISBN : néant Format : 13,5 x 21,5 cm✅ Genre : Science-Fiction
Sur Anarres, les proscrits d'Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n'est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l'abri d'un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d'Anarres de sclérose.
Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d'Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde dont sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?
Avec Les dépossédés, Ursula Le Guin a écrit, au delà d'une utopie qu'elle qualifie elle-même d'ambiguë, un important roman politique comme la littérature américaine en a peu produit depuis Le talon de fer de Jack London. Elle a reçu pour ce livre, en 1975, le Prix Hugo qu'elle avait déjà obtenu en 1970 pour La main gauche de la nuit, publié dans la même collection.
Si la science-fiction est bien le mode romanesque de l'analogique, les ailleurs et les demains permettant de calquer notre monde avec le petit coup de pouce nécessaire à la démonstration voulue par l'auteur, Les dépossédés en est, et de la solide : car la rencontre du Dr Shevek, qui vient d'Utopie (le satellite Anarrès, où s'est développée une société libertaire) avec l'Enfer (la planète Urras) — ou plutôt le seul pays développé et capitaliste d'A-lo), ce pourrait très bien être la visite d'un Polynésien d'hier aux Etats-Unis d'aujourd'hui. Mais si la SF, c'est aussi l'imaginaire et l'aventure, alors c'est ici le lecteur qui risque d'être dépossédé de son plaisir : car, dans cet énorme roman de 390 pages bien tassées, la volonté didactique de l'auteur vient un peu trop recouvrir les qualités éclatantes ailleurs (chaleur, couleur), ici un rien en veilleuse. Quant à l'« ambiguïté » de l'Utopie (à double détente d'ailleurs : les conditions de vie sont dures sur Anarrès dont l'anarchisme est guetté par la bureaucratie, tandis qu'Urras, Enfer pour les Utopiens, est un Paradis pour les Terriens, dont la planète n'est plus que ruines), elle ne renvoie qu'à un doute vague qui reste impuissant à gripper le mécanisme romanesque. Et en sortant de ce voyage, on a l'impression que Le Guin en a trop fait ou pas assez ; mais au moins elle n'ennuie pas, ce qui, considérant le matériau, est encore un gage de taille de son grand talent
Rien n'est plus facile que de résumer Les dépossédés d'Ursula K. Le Guin. D'abord, une dualité de lieux simples à identifier : le système Cetien, composé d'une planète semblable à la Terre, Urras, et de sa lune Anarres. Sur cette dernière vivent les héritiers d'Odo, une femme qui est parvenue à obtenir l'exil volontaire et l'indépendance d'une fraction de la population rejetant le système politique de la principale nation d'Urras. Et parmi eux, des dizaines d'années plus tard, naît Shevek, qui y grandit et devient un physicien très réputé. À travers son apprentissage et ses tentatives de rapprochement vont se dévoiler deux formes de sociétés qui se tournent le dos.
Paru voilà presque cinquante ans, beaucoup a été écrit déjà sur ce monument de littérature d'Ursula K. Le Guin. Et, s'il est souvent fait mention de ses parents anthropologues et de son propre goût pour cette matière, l'information est particulièrement pertinente ici et éclaire le fond du récit aussi bien que sa forme. Car à travers l'apprentissage de Shevek, puis son voyage sur l'autre monde, c'est bien en anthropologue qu'elle se comporte en auscultant au moins deux sociétés radicalement différentes, depuis les relations entre individus, leur quotidien, jusqu'aux questions qui se posent à l'échelle d'une communauté entière. Une auscultation tout sauf superficielle et en rien admirative devant ces modèle d'organisation, celui se voulant parfaitement égalitaire butant comme tous les autres devant l'ambition des uns, la petitesse des autres, ou encore le regard de la société qui remplace le strict cadre de lois rigides.
Si certains pourraient trouver le récit froid, il l'est bien moins que tant de récits de l'âge d'or, d'Asimov à Clarke. S'il est lent, comme peut le laisser supposer le précédent résumé, il s'attarde au contraire au plus près de ses personnages, et Le Guin sait porter un regard acéré sur les problèmes d'un groupe dans son ensemble aussi bien que des individus. S'il paraît compassé, il est à l'inverse très moderne. Car ce qui frappe aujourd'hui, outre le document marquant qu'il est dans l'analyse d'une société anarchiste, c'est l'attention éminemment actuelle portée aux femmes et à l'environnement. En ce qui concerne les femmes d'Anarres d'abord, liberté et égalité leur sont acquises comme tout un chacun. Liberté dans les relations, avec la disparition de la cellule familiale nucléaire (les enfants étant élevés en dehors du couple) et la suppression de toute notion de contrats d'union évidemment. Égalité aussi dans les tâches ou dans le mode de vie. Mais la société porte un regard sévère sur celles, ou ceux, qui voudraient développer un foyer durable et sembleraient s'écarter de l'idéologie dominante. Et, au contraire, sur Urras, des relations toutes en ambiguïté, où les femmes ne sont qu'apparences ; où elles semblent pourtant convaincues de détenir un ascendant sur la gent masculine. Quel sexe berne donc l'autre dans cette compétition sourde pour le pouvoir ?
L'environnement, en ce qu'il constitue l'opposant essentiel aux gens d'Anarres, est l'autre sujet qui saute aux yeux du lecteur de ce début de XXIème siècle. Particulièrement aride, il est la raison d'efforts permanents. Un lourd tribut de sueur, et de famine parfois, partagé collectivement par tous pour faire vivre cette colonie planétaire. Dans ce décor, un détail retient l'attention : l'absence complète d'animaux. De très courts passages pouvant passer inaperçu tout d'abord signalent cette absence. Il est ainsi fait mention de la nécessité de polliniser les végétaux, à la main, ce qui est déjà une réalité dans certaines régions de notre monde. Mais l'idée de cette nature uniquement peuplée d'humains (et de rares plantes), sans chiens, chats, ou chevaux, s'impose brutalement lorsque, durant les premières scènes sur Urras, Shevek découvre le plaisir d'écouter les oiseaux qui chantent dans les jardins face à son appartement. Un moment qui fait immanquablement penser à la diminution dramatique de la population de nos oiseaux, ainsi qu'au Printemps silencieux de Rachel Carson, lequel constitue tous les jours un peu plus un horizon proche.
La science-fiction est cette littérature qui permet de rencontrer l'altérité la plus absolue, ou tout simplement de se déplacer au sein d'organisations jamais réalisées à grande échelle sur Terre, telles l'anarchie ou le communisme (pris dans son sens philosophique). Ursula K. Le Guin signait ici une exploration remarquable, qui ne se limite certainement pas aux quelques points relevés ci-dessus, et qui, par ses sujets, risque malheureusement de ne pas paraître anachronique avant longtemps encore.
LES DEPOSSEDES par Ursula K. Le Guin (Presses Pocket « SF » n° 5159)
L'univers littéraire d'Ursula Le Guin est cyclique, romans et nouvelles ne sont que les étapes d'un voyage éternellement recommencé, d'un itinéraire à jamais inachevé vers la connaissance de soi, d'une remise en question perpétuelle de l'esprit humain, d'une prise de conscience de tous les instants : « La Révolution est dans votre esprit ou bien elle n'est nulle part. »
De même que la nouvelle « Winter's King » (Orbit 5, 1969) 2 introduit la planète Gethen/Winter sur laquelle se rendra un envoyé de la Terre (The left hand or darkness, 1969) 3, de même, la nouvelle « The day before the Revolution » » (Galaxy, août 1974) 4 qui conte « l'histoire d'un de ceux qui partirent d'Omelas » 5, constitue le prologue aux Dépossédés en ce sens qu'elle met en scène Odo à la veille de sa révolution qui va entraîner la création d'une société anarchiste sur Anarres. Planète d'où part — et c'est le premier chapitre des Dépossédés — le Dr Shevek, « premier visiteur de la colonie d'Anarres à venir sur Urras depuis 170 ans. »
Mais Urras et Anarres sont deux mondes très différents : si l'économie d'Anarres, planète aride et dure, est fondée sur l'autonomie et la responsabilité individuelle, Urras est un monde riche et capitaliste où prédominent les notions d'Etat centralisateur et policé, de profits, de possession, de négation de l'individu.
Le Dr Shevek, éminent physicien, bien que désavoué par ses compatriotes, est venu sur Urras afin de proposer ses Principes de Simultanéité (dont l'application est le transfert instantané de la matière à travers l'espace). Il devra se rendre à l'évidence : s'il est ici considéré, ce n'est que parce qu'il représente pour le gouvernement Urrasti une bonne affaire, que les possédants sont en fait possédés (« l'individu ne peut pas marchander avec l'Etat. L'Etat ne reconnaît d'autre monnaie que la puissance : et il frappe cette monnaie lui-même »), qu'on lui dissimule le peuple exploité, que « tout est beau, ici, sauf les visages ».
Parallèlement (le mot est important, nous allons y revenir), le lecteur découvre que sur Anarres, tout ne va pas non plus pour le mieux, que « nous avons fait des lois, des lois de comportement conventionnel, nous avons construit des murs tout autour de nous-mêmes, et nous ne pouvons pas les voir parce qu'ils font partie de notre pensée », que, tout comme sur Urras, il arrive que la force et le courage soient « étranglés par la jalousie, le désir de puissance, la peur du changement », que l'opinion publique « règle la société Odonienne en étouffant l'esprit individuel », que sur Anarres « rien n'est beau, rien, sauf les visages », que le mur qui la protège de la folie capitaliste est ambigu avec ses deux côtés (« Ce qui se trouvait à l'intérieur et ce qui était à l'extérieur dépendait du côté du mur d'où l'on regardait »).
A travers ses interrogations et ses doutes, ses espoirs et ses déceptions, l'itinéraire spirituel du Dr Shevek, minutieusement décrit avec une rigueur psychologique et une richesse d'écriture admirables, trouve sa justification et sa puissance dans la construction même du roman, géniale architecture qui ne saurait être séparée des préoccupations éthiques de l'auteur.
Entre le (voyage aller d'Anarres sur Urras) et le dernier chapitre (voyage retour d'Urras vers Anarres), tout se passe alternativement sur Anarres (donc AVANT le premier voyage) et sur Urras (donc AVANT le retour) et par conséquent, par, rapport AU voyage pris dans son sens symbolique, à la fois dans le passé et le futur de Shevek, la boucle se refermant sur elle-même puisque la fin n'est qu'un nouveau départ : « Si l'on voulait rentrer chez soi, il fallait continuer d'avancer, c'était ce qu'elle voulait exprimer lorsqu'elle avait écrit : Le Vrai Voyage est celui du Retour ».
Ainsi, « la recherche du plaisir est circulaire, renouvelée, atemporelle... Elle s'achève et doit être recommencée. Ce n'est pas un voyage et un retour, mais un cercle fermé, une pièce close, une cellule... Un acte n'est humain que lorsqu'il se produit dans le paysage du passé et du futur ».
Ainsi, Les Dépossédés (doit-on rappeler que ce roman obtint le Hugo et le Nebula ?), sans nul doute l'un des chefs-d'œuvre de la spéculative fiction (de la littérature), est-il en même temps fragment et représentation de l'œuvre d'Ursula Le Guin dont « il est devenu clair que non seulement la plupart de ses histoires s'agencent en un schéma simple et cohérent d'une histoire future, mais que la charpente de ce futur constitue l'un des exemples les plus riches et les plus profonds jamais imaginés » (Robert Silverberg, préface à « Vaster than Empires and More Slow », New Dimensions 1, 1971 6).
Notes :
1. Retour est bien le terme qui convient. Outre qu'il met à nouveau l'accent sur une œuvre essentielle de la SF contemporaine, enfin disponible pour la première fois en édition de poche bienvenue depuis l'unique parution 1975 chez Laffont, il illustre une notion importante de l'univers littéraire d'Ursula Le Guin, comme nous essayons de le montrer dans les lignes qui suivent. Lesquelles sont reprises d'ailleurs, quasi in extenso, d'un article que j'avais écrit jadis pour feu Horizons du Fantastique (où je fis mes débuts de critique), article publié dans un numéro mythique, le 38 et dernier, imprimé mais jamais sorti. Retour aux sources ? 2. Le Roi de Nivose », in Le Livre d'Or d'Ursula Le Guin (Presses Pocket 1978) et Histoires de la fin des temps (Grande Anthologie de la Science-Fiction, Livre de Poche 1983). 3. La main gauche de la nuit (Laffont « Ailleurs et Demain » 1971 et Livre de Poche 1979) 4. A la veille de la Révolution », in Galaxie n° 135-136 (août-sept. 1975) et Encore des femmes et des merveilles (Presses Pocket 1979). 5. The One who walk away from Omelas » (New Dimensions 3,1973), traduit sous le titre « ceux qui partent d'Omelas » in La Frontière avenir, anthologie d'Henry-Luc Planchât (Seghers 1975) et repris in Le Livre d'Or d'Ursula Le Guin, op.cit. 6. Plus vaste qu'un empire » in Femmes et merveilles (Présence du Futur n° 208, Denoël 1975).