Bien loin de la Terre, deux planètes sœurs, Sainte-Anne et Sainte-Croix, ont été colonisées par des Français qui ont détruit la population indigène de la seconde. Bien des décennies plus tard — après que les colons français ont été eux-mêmes vaincus et dispersés — , un ethnologue, le Dr Marsh, consacre sa vie à retrouver des traces de cette culture effacée, oubliée, passée au rang des mythes et qu'une culpabilité ancienne tend à refouler dans l'imaginaire.
En trois contes d'une écriture chaque fois renouvelée, Gene Wolfe retrace les aspects contradictoires mais complémentaires de cette quête de l'identité d'un peuple, d'une pureté originelle dont un génocide a voilé jusqu'au souvenir.
Voici un livre étrange, subtil et attachant, sans pareil dans le domaine de la science-fiction et qui imprègne longtemps le souvenir du lecteur comme d'un parfum, comme d'une vibration, comme du souvenir d'un songe.
Critiques
Dans la mythologie classique, Cerbère, le chien aux trois têtes, est le gardien des Enfers. Trois têtes pour les trois dimensions de l'espace : le rôle du mâtin est avant tout d'interdire le passage des vivants chez les morts, et inversement. À cette présence physique, à cette incarnation toute en dents et en crocs, répond une fonction plus symbolique, consistant à maintenir une sorte de cohérence dans un univers mental (celui des anciens grecs) dominé par le mouvement, la confusion des identités, des structures, des formes, les métamorphoses. Aux Enfers, donc, une ombre est une ombre, mais parfois plus que cela : le prolongement d'un homme. Et parfois moins que cela : un souvenir, vrai ou faux. Un mensonge.
C'est à une histoire d'ombres, d'hommes ou d'êtres qui ne sont pas tout à fait des hommes, de souvenirs, que nous convie Gene Wolfe, dans les trois récits qui composent le présent recueil, un de ses premiers ouvrages (1972). Force est de constater, déjà, la cohérence de son univers d'écrivain, puisque nombre de thèmes en gestation ici (l'altérité de la mémoire, la construction des mythes) trouveront de brillants prolongements dans l'œuvre à venir.
Deux planètes jumelles à l'écosystème proche de la Terre, Sainte-Anne et Sainte-Croix, ont été colonisées par des explorateurs français. À la suite d'une guerre, cette première diaspora a été dispersée et les planètes ont basculé sous tutelle anglo-saxonne. On raconte que sur Sainte-Anne auraient vécu — ou vivraient encore — des êtres primitifs (les abos, autrement appelés Peuple libre) antérieurs aux premières colonisations et possédant certains pouvoirs, notamment de métamorphose. Les trois récits tournent autour de la figure du Dr Marsh, un ethnologue, s'efforçant de retrouver les traces de cette culture effacée, oubliée.
La cinquième tête de Cerbère raconte les années de formation de numéro 5, un enfant surdoué, dans l'étrange maison sise 666 rue Saltimbanque (sic), ville de Port-Mimizon, sur la planète Sainte-Croix. C'est également l'adresse laissée à Marsh par un ethnologue de ses confrères, le Dr Veil, auteur d'une théorie subversive selon laquelle les autochtones n'auraient pas disparu, qu'ils auraient pris l'apparence des premiers colons pour éviter les persécutions — au point finalement de les remplacer. La maison est en fait un bordel (dont le patron conjugue les compétences de maquereau et de savant fou), numéro 5 le produit d'une expérience génétique douteuse, et le Dr Veil une femme (tante Jeannine, la sœur du patron). La théorie quant à elle ne sera jamais validée. Même Marsh semble y perdre son latin, et le lecteur aussi.
Récit, par John V. Marsh est une manière de cosmogonie. L'ethnologue raconte le mythe fondateur du Peuple libre. Deux frères, Vent d'Est et Coureur des sables, sont séparés à la naissance. Ils sont adoptés par deux peuples ennemis ; l'un apprend à lire le destin dans les étoiles, l'autre à entendre le chant des enfants de l'ombre. Cet antagonisme se résoudra dans un sombre face à face mental, l'un et l'autre s'annulant au profit d'un troisième terme inédit apte à réparer la brisure originelle.
Dans VR.T., on retrouve l'ethnologue en prison, l'administration de Sainte-Croix ayant semble-t-il sombré dans un délire kafkaïen. D'abord soupçonné d'espionnage pour le compte d'une puissance ennemie, puis d'appartenance au Peuple libre, Marsh dévoile peu à peu une vérité mouvante, au fil des interrogatoires, des fragments de journal intime, où il revient sur son passé, sur le voyage d'exploration qui l'a mené en terre aborigène, guidé par un pisteur aux talents très spéciaux.
« Vous souhaitez découvrir la vérité, et j'ai bien peur que vous ne trouviez très peu de choses. Moi, je cherche des choses fausses, et j'en ai trouvé en quantité. » Cet aphorisme, mis par Gene Wolfe dans la bouche d'un de ses personnages, vaut pour tout le roman. Que sont les primitifs devenus ; et même, sont-ils réellement advenus ? Alors, métamorphose ou génocide ? Faits ou fantasmes ? Les récits se questionnent, se répondent, s'éclairent l'un l'autre ; mais tout demeure muable et incertain. On laissera au lecteur le soin de découvrir par lui-même à quoi correspond la quatrième tête de Cerbère... La cinquième, ce pourrait être ceci : celle qui garde la dimension intérieure. La dimension des souvenirs refoulés, de l'imaginaire coupable, d'identités jamais réalisées.
Etrange livre en trois parties (le roman de mœurs coloniales ; l'épopée barbare ; et le journal de prison kafkaïen), avec plusieurs thèmes d'anticipation (la bio-fiction avec le clonage et les monstres ; la psy-fiction avec la télépathie indigène ; la politique-fiction avec les planètes jumelles rivales atteintes d'espionnite), à l'intrigue multiple (drame familial du fils qui tue son père qui est lui-même ; drame politique des colons français puis anglo-saxons ; drame ethnique des aborigènes en lutte entre eux puis mystérieusement disparu ; drame scientifique du savant cherchant la vérité sur eux à travers légendes et bluff ; drame juridique du même, interné et interrogé pour une faute qu'il ignore)... et en mille morceaux, car à la fin rien n'est résolu, à part que le « fils » a repris le bordel de luxe du « père ». Captivant, déroutant, et finalement décevant.