Longtemps les ouvrages de Poul Anderson, en dehors de l'amusant
Les Croisés du cosmos (
Folio « SF »), ont été assez difficiles à trouver dans l'Hexagone. Cependant, il semble qu'Anderson profite actuellement d'un regain d'intérêt dans nos contrées science-fictives. Ainsi, le Bélial' s'illustre ici pour la troisième fois (après les rééditions de
La Saga de Hrolf Kraki et de
La Patrouille du temps, et en attendant la suite inédite de cette même
Patrouille...) dans le come-back de cet auteur star aux Etats Unis mais méconnu par chez nous. Cette réédition s'enrichit pour l'occasion d'une préface de Jean-Daniel Brèque — en attendant la parution de son livre sur Anderson annoncé pour septembre 2007 chez
Les Moutons électriques — , et de deux nouvelles, les fameux « deux regrets » du titre (le premier des deux récits,
« L'Auberge hors du temps », étant initialement paru dans
Fiction en 1980, l'autre,
« La Ballade des perdants », étant pour sa part inédit).
Une fois n'est pas coutume, commençons par la fin. Les deux nouvelles qui clôturent cette réédition ne sont pas nécessaires à la compréhension du roman lui-même. Elles offrent à Anderson l'occasion de prolonger ces rencontres impossibles entre personnages réels et fictifs issus d'époques différentes et d'univers parallèles dans un lieu neutre né de son imagination : l'auberge
Au Vieux Phénix. De ces deux rencontres impossibles imaginées par Anderson se dégage une atmosphère de fatalisme. Malgré la connaissance que leur offre leur séjour dans ce lieu neutre, toutes les personnalités illustres qui se côtoient temporairement restent liées à leur histoire personnelle sans possibilité de changer celle-ci. Finalement, seuls les amoureux et les poètes peuvent tirer profit de ce répit.
Penchons-nous maintenant sur le morceau principal de cette réédition : le roman
Trois cœurs, trois lions. Un texte qui a ceci de particulier qu'il ressortit de ce sous-genre étrange qu'est la
fantasy rationnelle. Une telle entrée en matière peut paraître paradoxale, voire hérétique aux yeux du plus fervent des rationalistes. Elle correspond pourtant à la réalité du récit tel qu'il a été conçu et écrit par Anderson. Aussi, précisons les choses pour éviter toute controverse stérile.
Au début du récit, le héros Holger Carlsen est en fâcheuse posture. Engagés dans une opération capitale pour la Résistance et les Alliés, lui et ses camarades sont cernés par l'armée allemande sur une plage de la Baltique. L'avenir de Carlsen semble se borner à deux possibilités : au mieux, les geôles de l'occupant ; au pire, une mort qu'il espère prompte et sans douleur. Cependant, une troisième éventualité s'offre à lui sans crier gare : être projeté dans un univers parallèle, univers de
fantasy que notre héros danois va s'empresser d'investir afin de survivre. En effet, le monde dans lequel Carlsen atterrit, nu comme un ver, est un univers de
fantasy héroïque de la plus belle eau. En matière d'archétypes, on y trouve que du lourd : dragon, ogre, géant, troll, elfe, fée, chevalier, sorcière, mage... Anderson a cependant le bon goût de s'inspirer de l'imagerie carolingienne et non de la matière de Bretagne. Nous sommes ainsi en terre plus continentale qu'insulaire, plus germanique que celte. Ce qui n'enlève rien au caractère merveilleux de l'affaire, d'autant plus qu'Holger se retrouve fort rapidement embarqué dans une quête où il sera beaucoup question d'affrontement entre Loi et Chaos. Un Chaos qui menace... Fort heureusement, Poul Anderson nous narre les mésaventures de messire Holger avec une légèreté et une drôlerie — un peu à la manière des
Croisés du cosmos — qui aiguise le sourire plus d'une fois et c'est sans doute cela qui rend cette lecture moins pesante au final.
Mais revenons à notre affirmation de départ : où est le rationnel dans tout ce fatras de
fantasy ? Dans le point de vue du héros Holger Carlsen/Danske, qui ne se départit à aucun moment de son esprit logique. Tout phénomène a son explication et si celle-ci lui échappe, c'est qu'il n'a pas la connaissance suffisante pour la formuler. Il interprète ainsi les événements extraordinaires avec le regard d'un ingénieur, il accomplit des exploits avec l'aide de ses connaissances scientifiques et techniques, comme par exemple lorsqu'il vainc un dragon avec quelques notions de thermodynamique. Finalement, son excursion dans ce monde médiéval fantastique n'est que l'expérimentation de la conférence sur les univers parallèles à laquelle il a assisté juste avant-guerre et qui ouvre le récit.
Au terme de cette chronique, il faut reconnaître que ce roman léger, qui n'accuse en rien ses quarante-cinq ans d'âge, est à lire autant par curiosité (il est indéniable qu'on y trouve l'une des inspirations majeures du
Michael Moorcock du Champion Eternel) que pour se distraire. Terminons en soulignant le sérieux du travail accompli (traduction révisée et bibliographie en fin d'ouvrage — voici un détail qui compte dans une période de rééditions trop souvent bâclées), et en soulignant l'existence de
Tempête d'une nuit d'été, autre roman de Poul Anderson appartenant au même cycle que
Trois cœurs..., dont on murmure qu'il pourrait lui aussi être réédité aux éditions du Bélial'.
Maintenant, si le cœur vous en dit...
La décision prise par la collection Aventures Fantastiques de publier l'ensemble des romans de fantasy signés par Poul Anderson ne peut que réjouir les amateurs du genre. Car Anderson a toujours écrit de la fantasy, et ceci bien avant que le genre ne connaisse le formidable succès commercial qui est le sien dans les pays anglo-saxons. Cela signifie que faire de l'heroic-fantasy n'était pas pour l'auteur donner dans des facilités commerciales mais au contraire se faire plaisir en œuvrant dans une catégorie à l'époque en marge et assez peu prisée ; il s'agissait là d'un travail d'amoureux et non de simple faiseur.
Aventures Fantastiques nous avait déjà proposé comme premier titre le remarquable Hrolf Kraki, reconstitution assez époustouflante d'une saga Scandinave. La Scandinavie, terre d'origine d'Anderson, n'est pas absente de ce nouveau roman, mais elle est intégrée à un traitement bien différent. Anderson a en effet imaginé que nos mythes sont inspirés de ce que nous pouvons entr'apercevoir d'un monde parallèle, où vivent réellement les elfes, la fée Morgane ou des dragons. Blessé à la tête lors d'une bataille durant la seconde guerre mondiale, Holger Carlsen est projeté brutalement dans cet univers étrange. Il se réveille nu, près d'un cheval qui semble l'attendre et qui porte des armes, vêtements et armures parfaitement à la taille d'Holger. Celui-ci découvrira vite qu'il est tombé dans un monde où l'histoire s'est plus ou moins arrêtée à l'ère carolingienne ; Charlemagne y a été la figure légendaire que nous connaissons, avec sa « barbe fleurie », des héros comme Roland, Olivier ou Huon y ont réellement vécus... Ce n'est d'ailleurs pas là l'un des moindres intérêts de Trois cœurs, trois lions, car l'utilisation des chansons de geste carolingiennes est rarissime dans la littérature moderne, pour ne pas dire unique (les français n'ont hélas pas la tête mythique et toutes nos légendes sont oubliées, alors que c'est là notre équivalent au cycle de là Table Ronde). Holger semble fort attendu, et son bouclier à trois cœurs et trois lions rallie amis et... ennemis.
Ce roman ne manque pas d'humour (en particulier dans les explications que donne Holger — ingénieur dans notre monde — d'êtres surnaturels comme les géants ou les dragons — en utilisant les lois de la thermodynamique ou de la radioactivité !), non plus que de souffle épique... L'univers parallèle mis en scène est astucieux et attachant, et le tout donne un roman de bonne qualité, un très bon moment à passer. Vivement le prochain Anderson en Aventures Fantastiques.