L'auteur britannique Charles Stross vient de faire son entrée sur scène en France avec ce volume, composé d'un court roman,
Les archives de l'atrocité, complété d'une nouvelle,
La jungle du béton. Depuis toujours, magie et mathématique ont entretenu des rapports étroits (voir la numérologie, la Cabale, etc.). Stross va encore plus loin en supposant que des travaux restés secrets des grands mathématiciens du XX
e siècle tels que David Hilbert et surtout Alan Turing avaient donné une base systématique, voire scientifique, à ces liens. Certaines computations créeraient en effet des résonances dans la structure platonique qui sous-tend le Cosmos et seraient captées par des entités puissantes peuplant d'autres univers. Et qui nous écoutent attentivement... Grâce à d'habiles manipulations, on peut les inciter à créer des portails entre leur monde et le nôtre pour transmettre de l'information et parfois même, des objets physiques. Le hic, c'est que ces entités ont tendance à être envahissantes et avides d'énergie vitale. En d'autres termes, les pires cauchemars de
Lovecraft et consorts seraient tout à faits fondés...
Heureusement, les autorités veillent... Après la Deuxième Guerre mondiale et les expériences macabres menées par les nazis, les grandes puissances se sont mises d'accord pour conserver le monopole des recherches en ce domaine, au même titre que les armements nucléaires, chimiques et biologiques. Des services secrets, plus secrets encore que les CIA, KGB, MI6 et autres DGSE, sont chargés d'empêcher toute tentative d'acquérir le savoir donnant accès aux autres univers et aux forces occultes.
Bob Howard, informaticien trop curieux qui a un jour ouvert des fichiers sensibles, travaille depuis comme thaumaturge mathématique pour l'agence britannique (dite « Laverie Centrale ») qui s'occupe de ces affaires. Après avoir moisi quelques années derrière un bureau, où son esprit rebelle le met dans le collimateur de ses supérieurs hiérarchiques, Howard se voit enfin promu au service actif. Sa première mission le mène en Californie pour récupérer Mo O'Brien, scientifique aussi belle que brillante dont les recherches ont éveillé l'intérêt d'un groupuscule terroriste du Moyen-Orient qui essaie de l'enlever. Howard réussit à la sauver, mais après une attaque perpétrée à Londres par une créature née d'une « excursion de la réalité », il faut absolument parvenir à débusquer l'ennemi. Howard et Mo s'envolent pour Amsterdam, en espérant trouver quelque réponses au sous-sol du Rijksmuseum, là où sont entreposées les archives de l'Ahnenerbe, branche la plus sinistre des SS. Il se pourrait que l'une des choses terrifiantes engendrées dans les labos des camps de concentration prépare son retour...
Les lecteurs avertis auront fait le rapprochement avec
Les Puissances invisibles de
Tim Powers, qui combine lui aussi récit d'espionnage et fantastique d'inspiration lovecraftienne. Mais, alors que Powers rend hommage à John Le Carré avec ses espions
gentlemen sortis d'Oxford ou de Cambridge, Stross puise plutôt dans la culture
cyberpunk, avec un héros de notre temps, au fait des découvertes scientifiques de pointe et qui s'exprime très naturellement dans l'argot informatique contemporain, déchiffrable malgré tout pour les non-initiés grâce au glossaire fourni en fin de livre et à l'admirable traduction de Bernard Sigaud. On peut également relever une forte influence des romans de Len Deighton (explicitement revendiquée par Stross dans sa postface), dont les espions sont exposés non seulement aux menaces extérieures mais aussi aux tracasseries administratives d'une bureaucratie tatillonne et aux coups de Jarnac de la politique interne de leurs propres services. Ce qui donne lieu ici à des situations assez loufoques, où Cthulhu rencontre
Kafka (ou plutôt Dilbert). Tous ceux qui jurent que leur chef de service est doté de tentacules y trouveront sans doute leur bonheur. Ces facettes techniques ou humoristiques apportent richesse et profondeur à une intrigue haletante, ponctuée de petites touches qui glacent le sang, le tout baignant dans un climat de paranoïa aiguë atteignant son apogée dans la nouvelle qui clôt ce recueil.
Ce n'est là qu'une introduction à l'œuvre de Charles Stross, étoile montante de la SF anglo-saxonne qui publie romans et nouvelles à une allure très soutenue, avec notamment
Singularity Sky (en lice pour le
prix Hugo cette année) et sa suite,
Iron Sunrise, savoureux mélange de
hard science et de
space opera, ainsi que
The Family Trade, début d'une trilogie de
fantasy. Un auteur à suivre, de très près...