Le moins que l’on puisse dire à la vue de ce livre, c’est qu’il revendique haut et fort son statut d’O.L.N.I. (Objet Littéraire Non Identifié) : couverture splendide mais intrigante voire un peu déstabilisante de Patrick Imbert, titre étonnant à la typographie qui ne l’est pas moins ( »wilderness of mirrors /broken/ », soit en raccourci W.O.M.B., à savoir utérus en anglais, mais aussi agent double)... Mystérieuse aussi, l’identité de l’un des deux auteurs : Thomas Becker, critique littéraire et blogueur, que l’on dit capable de disséquer en (très) long et en (très) large des œuvres comme celles de Fabrice Colin ou Alain Damasio. Bref, on sent avant d’ouvrir le livre que les auteurs et leur éditeur tentent de nous faire perdre pied... et ce n’est pas en jetant un œil au sommaire que cela s’arrange : en plus des Becker et Wojewodka précités, on nous présente Joseph Kalaazar, signataire de la préface, ainsi que nombre de professeurs émérites aux noms invraisemblables (qui se révéleront finalement tous purement fictifs, pour se cacher derrière le seul Wojewodka). C’est donc avec une gourmandise certaine, teintée d’un zeste d’appréhension – le gâteau est attirant, mais son goût saura-t-il nous convenir ? – qu’on entame la lecture.
La préface de Kalaazar, donc, est censée nous donner certaines clés de la personnalité et de l’œuvre de Becker : on y évoque Bergson, Deleuze ou encore Dostoïevski. Le ton est ainsi donné : mieux avoir quelques notions pour comprendre ce qui va suivre (il peut être aussi intéressant de relire la préface après la nouvelle de Becker, on y redécouvrira des nouveaux éléments qui pourraient nous avoir échappé à la première lecture).
Ce qui suit, c’est donc « Channel Chain Schizoid », de Thomas Becker. L’histoire d’un homme sans nom, enfermé dans un appartement carré, avec quatre pièces réparties de part et d’autre d’un couloir en forme de croix. Depuis des années, il vit là-dedans, sans aucun contact avec l’extérieur ; il ne dispose en tout et pour tout que d’un ordinateur, Avatar, sur lequel il peut consulter des informations comme des encyclopédies, mais rien sur l’actualité du dehors. Parmi les pièces, il y a le Temple, et l’Au-delà, endroit qui lui est interdit. On suit les divagations – à moins que ça ne soit de la lucidité à l’état pur ? – de cet homme à mesure qu’il s’interroge sur son identité, le pourquoi de ce qu’il subit, le monde extérieur, la divinité (peut-être, après tout, s’est-il enfermé tout seul ?), la schizophrénie, la réalité... Bref, un texte que n’aurait pas renié un Philip K. Dick (du reste cité en quatrième de couverture), et dont le lecteur cherchera longtemps les clés, sans garantie de pouvoir finalement les trouver. J’avoue sans doute ne pas avoir su décrypter une bonne partie des références de cette nouvelle, mais cela ne gêne en rien sa lecture, d’autant plus que le style de Becker est d’une précision toute chirurgicale.
Vient alors « Untitled ou l’Intercession », de Sébastien Wojewodka, sorte de récit-gigogne où l’on nous donne à lire texte, analyse du texte, bout d’essai inachevé... Si vous n’avez rien compris à la nouvelle de Thomas Becker, ça ne risque pas de s’arranger ici. On appréciera donc selon ses goûts l’un ou l’autre des fragments ( »Herméneutique de l’interne » m’a semblé le plus réussi), ainsi qu’une certaine forme d’humour (le nom des personnages, comme par exemple Wademecon Gruenz) et les jeux en miroirs entre l’auteur, ses textes, et leur relation à celui de Becker. Mais il n’en reste pas moins qu’on ressort en se disant que Wojewodka s’est sans doute bien éclaté en écrivant tout cela, en tout cas bien plus que le lecteur en le lisant (répétez après moi : « une certaine forme d’achoppement ontologique n’a pas manqué de me saisir en antéprédication à une analyse visant à l’impeccable exhaustion [...] », p. 89)...
Œuvre originale, hermétique, inégale, déstabilisante, exigeante, W.O.M.B. saura ainsi intéresser les amateurs de bizarreries et autres trucs tordus, et rebutera sans doute les partisans d’une lecture confortable. Pour reprendre une formule éculée, mais parfaitement adaptée dans le cas présent, il ne devrait laisser personne indifférent.
Bruno PARA (lui écrire)
Première parution : 4/8/2009 nooSFere