Après Alan Moore
1 ou Warren Ellis
2, voici un nouveau scénariste de comics qui s’essaye au roman. Mais contrairement aux deux auteurs anglais, Bill Willingham a choisi de placer son récit dans le cadre de sa série fétiche :
Fables. Toujours en cours, celle-ci compte aux États-Unis 93 épisodes dont 59 ont été traduits en France (regroupés en 11 tomes). Récompensée par de nombreux Eisner Awards, cette bande dessinée raconte les aventures d’une communauté de personnages de contes (nommés Fables) réfugiés sur notre Terre pour fuir l’invasion de leur monde natal... Si ce point de départ peut paraître enfantin, ou du moins simpliste, l'histoire ne l’est pas du tout. Au contraire. Bill Willingham réussit le défi d'insérer de manière tout à fait convaincante des figures aussi emblématiques que Blanche-neige, le Prince charmant ou encore le Grand Méchant Loup dans notre univers composé de « communs », autrement dit d’hommes sans magie.
Que les lecteurs ne connaissant pas le cycle originel ne soient pas rebutés : l'intrigue peut être considérée comme un one-shot (pour reprendre un terme propre à la BD) où l'auteur prend le soin d'exposer préalablement les fondements de sa création.
D'ailleurs, pour aborder ce nouveau mode d’écriture, Bill Willingham a décidé de suivre des personnages absents de sa série graphique : Max, Peter et sa compagne Bo. Le roman commence à New York aujourd’hui, dans la « Ferme » où se rassemblent les Fables non humanoïdes et ceux qui ne souhaitent pas vivre près des communs. À partir de là, le récit emprunte deux fils narratifs parallèles : d'une part l’enquête que mène Peter pour rechercher son aîné, d'autre part la jeunesse des deux garçons dans leur univers originel, le monde de Hesse, jusqu'à la querelle qui les a séparés.
Basée sur la légende du Joueur de Flûte de Hamelin, le célèbre conte retranscrit par les frères Grimm, l'histoire traite d’oppositions et de jalousie dans une famille de saltimbanques, sur fond d’invasion. On retrouve à l’écrit le même humour et la même « noirceur » que dans la série graphique — quoique le terme de réalisme soit plus adéquat : le texte ne se veut pas violent, sombre ou malfaisant, mais l’auteur n’hésite pas à tuer des personnages considérés comme centraux pour faire avancer son texte. En fait, on peut considérer que toute la dialectique de la série, ce fameux réalisme adulte opposé aux insouciances de l'enfance, trouve sa traduction dans la querelle des deux frères : l’univers des contes n’appartient pas qu’aux seuls enfants et ne s’apparente aucunement à un idyllique « conte de fées » — du reste cette expression témoigne du malentendu puisque les fées, dans le folklore anglais, sont tout sauf de gentils êtres dénués de méchanceté. Au contraire, cet univers doit être interprété à travers un œil moins « naïf », car la dureté des contes reflète les brutales désillusions du passage de l’enfance à l’âge adulte. La naïveté du héros ne pourra survivre face aux dangers que recèle un monde violent, égoïste et cruel.
Ainsi à travers l’écriture (mélange de second degré et de rudesse) et le scénario (qui joue toujours autant sur les changements de rythme), l’ambiance de Fables se retrouve ici. De plus, bien qu’il ne soit pas le dessinateur attitré des comics, les illustrations de Steve Leahola ajoutent au rapprochement des deux supports (roman et BD). Sa patte apporte un renouveau dans le style graphique tout en collant à l’idée générale et au texte en particulier. En outre, les changements de style, comme autant de modifications du point de vue, n’étant pas inhabituels dans Fables, ce nouveau coup de crayon ne dérangera pas les connaisseurs.
Le seul petit défaut du livre est d’ordre éditorial, plus précisément lié au calendrier. En effet, même si ce roman peut tout à fait se lire indépendamment, il s’insère quand même dans la série de comics puisqu’on y retrouve certains personnages récurrents et majeurs. Or, dans la chronologie de Fables, cette histoire se glisse après les numéros parus en français... Le doute est permis pour le roman lui-même (bien que clairement situé après l’épisode 50, c’est-à-dire le tome 9), mais pour la BD « qui fait le lien avec la série Fables », le récit se passe après celui du tome 11, le dernier édité en France. Il apparaît donc dommage, même si compréhensible, que la parution du livre n'ait pas été en phase avec celle de la bande dessinée.
Malgré cette objection, ce roman reste conseillé aux amateurs de la série graphique qui se plairont à en découvrir un autre versant. Les autres y découvriront une fantasy référentielle et proche des contes ainsi qu’une bonne histoire dans un univers tout à fait particulier.
Notes :
1. La Voix du feu aux Moutons Electriques.
2. Artères souterraines au Diable Vauvert.
Gaëtan DRIESSEN
Première parution : 13/12/2010 nooSFere