Ennemi sympathique, rédempteur diabolique, force aveugle, l'instinct ou peut-être devrions-nous dire la force de vie, l'élan vital, est le principal protagoniste des « Histoires étranges » de Villi Sorensen.
Au fil des neuf nouvelles insolites qui constituent ce recueil, l'auteur égrène les vices et les faiblesses de notre « misérable race humaine » qui préfère fermer les yeux et choisir en toute quiétude ses « boucs émissaires » plutôt que de faire face à l'inconnu qui se rappelle à notre bon souvenir sous des formes aussi impérieuses qu'inattendues.
« Histoires étranges » est le Grand Livre de l'aveuglement volontaire et de la peur devant l'irrationnel.
Sur un ton à la fois ironique, sarcastique et parfois cruel, Sorensen avec humour et gravité met en scène les forces mystérieuses qui réunissent et déchirent l'homme depuis des siècles...
Et gare à l'innocent qui croisera le chemin de cette force en marche, même si elle apparaît sous les traits angéliques de deux petits garçons...
Très intéressant recueil que cet Histoires étranges signé de la plume d'un danois, Villy Sørensen (1923-2002), et publié par chez nous en 2005. Cela commence par une parabole religieuse teintée d'hérésie, puis par un texte assez cruel sur la destinée d'une femme qui se cache chez les moines en se faisant passer pour un homme. Vient ensuite un très joli conte sur un jardinier dont le fils aime à se percher en haut des arbres, quitte à chuter et à en mourir ; mais l'arbor incognita saura rendre le fils à son père si celui-ci l'arrose consciencieusement. « Une bonne partie de rigolade » est à prendre dans son sens le plus noir : deux frères, très marqués par l'amputation d'une jambe de leur oncle suite à une infection, vont tenter de sauver la vie d'un petit garçon tombé de vélo ; l'horreur naît ici de la lecture par un adulte, à même de se rendre compte de ce qu'il se passe, des actes atroces commis par les enfants au nom de leur bonne volonté. La pièce de choix de ce recueil, c'est « Le Meurtre. Fantaisie kafkaïenne ». Tout est dit – ou presque – dans le titre : un meurtre a été commis ; le protagoniste, concerné de près ou de loin par le crime, enquête avec un policier. Mais l'enquête est menée de manière disons peu conventionnelle, la manière de procéder prenant quasi-systématiquement le contre-pied de ce à quoi on pourrait s'attendre ; l'ombre de Kafka plane évidemment sur toute la nouvelle, tant cette dernière semble obéir à une logique implacable mais indéchiffrable pour le lecteur. « L'enfant prodige » est un autre conte cruel, où un garçon aux dons de chanteur certains meurt à la suite d'un invraisemblable enchaînement de péripéties ; cette fois-ci, néanmoins, l'issue sera heureuse, mais l'ironie de l'auteur est plus mordante que jamais. « Le concert » obéit un peu de la même logique kafkaïenne que « Le Meurtre » ; la rumeur parle ici tellement fort de la création d'un Palais de la Musique que le populace ne croit plus le gouvernement quand celui-ci nie tout projet en ce sens ; au contraire, elle se persuade encore davantage que la rumeur est fondée, et tout le monde afflue dans la petite ville sans relief où ce monumental bâtiment doit ouvrir ses portes prochainement. « Les frères jumeaux » prend à bras-le-corps un thème récurrent du recueil, la fraternité (voire la gémellité) en la poussant au bout : puisqu'il s'agit de jumeaux, on ne va pas s'encombrer : on leur donne le même prénom (Otto), les mêmes vêtements, la même vie, et tant pis si à l'âge adulte les deux vont se séparer pour le pire plutôt que pour le meilleur ; on retrouve l'art de Sørensen de tisser des histoires tortueuses, torturées, toujours narrées avec un humour très noir. Enfin, « Les tigres » clôt en beauté ce recueil avec une invasion des félins du titre, surgis de nulle part, qui prennent possession des garde-mangers, et sont inoffensifs tant qu'ils ont assez à manger.
Mélange détonnant de sarcasme, de nonsense, d'humour noir, Histoires étranges est pourtant peuplé pour la majorité de personnages innocents, qui se voient confrontés à des problèmes les dépassant de loin, et auxquels ils vont tenter d'appliquer la seule solution que leur permettent leur innocence ou leurs failles humaines, solution qui dans la plupart des cas se révélera totalement inadaptée. On rit beaucoup en lisant Sørensen, mais avec quand même beaucoup de remords : au fond, ces protagonistes dont on a plaisir à se moquer, sont-ils si différents de nous ? Face à des situations inconnues, serions-nous véritablement capables de les maîtriser, ou au contraire réduits au rang de spectateurs emportés par les événements ? Bref, Histoires étranges est une merveille de recueil, paru chez un éditeur, Ginkgo, qui verse parfois dans l'imaginaire ; cette parution hors collection dédiée l'a sans doute privé de lecteurs habituels d'imaginaire, potentiellement intéressés ; espérons que ces quelques lignes sauront suggérer à ces derniers qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire...