Roland C. WAGNER Première parution : Paris, France : Fleuve Noir Anticipation, octobre-décembre 1988 (découpage en 3 tomes) Cycle : Poupée aux yeux morts (omnibus)
Le temps est censé passer moins vite à bord des nefs voyageant à une vitesse proche de celle de la lumière. Pourtant, Kerl n’est plus qu’un vieillard à son retour de la planète Dzêta Bootis, tandis que Sue, demeurée sur Terre, n’a pas pris une ride en cinquante ans.
Ce paradoxe n’est que le premier d’une longue série d’événements en contradiction avec la théorie de la Rationalité. Qui est le fouinain, cet oracle extraterrestre improbable que l’on dirait tout droit sorti d’un dessin animé ? Pourquoi l’austère Merteuil Filvini poursuit Kerl de son impitoyable vindicte ? Que sont devenus les Programmeurs sauvages qui écumaient les supérettes durant la cruelle Ère néopure ?
Cet écrivain généreux nous semble occuper une place majeure au sein du paysage de la science-fiction. Outre un roman aussi important que Poupée aux yeux morts et le cycle des Futurs mystères de Paris, il a en particulier livré un chef-d'œuvre unaniment salué, Rêves de Gloire, uchronie d'une Alger devenue indépendante et de sa musique. Car la musique ocupait dans la vie de RCW une place aussi centrale que celle de la science-fiction : il était d'ailleurs chanteur du groupe Brain Damage. Hélas, sa route s'interrompit brutalement un triste jour du début août 2012.
Il devient rare de voir un auteur français publié dans l'une ou l'autre des collections dirigées par Gérard Klein. En effet, ce dernier ne s'est jamais caché de sa quasi-indifférence pour la plus grande part de la production hexagonale de ces dernières années... la parution au Livre de Poche de L'œil du Fouinain de Roland C. Wagner (version remaniée et définitive de son roman Poupée aux yeux morts – titre plus poétique mais moins intrigant –, paru il y a une douzaine d'années au Fleuve Noir, et Lauréat du prix Rosny-Aîné), au milieu d'une cohorte d'auteurs anglo-saxons, a donc de quoi retenir l'attention. Wagner est pourtant loin d'être un inconnu pour le lectorat francophone de SF, qui le considère déjà comme une “ pointure ” du genre : nouvelliste et romancier récompensé par de nombreux prix, il est en outre l'auteur du fameux cycle des Futurs mystères de Paris, prenant la suite, excusez du peu, d'Eugène Sue et de Léo Malet.
L'histoire, en quelques mots : Kerl est un navigateur spatial qui revient sur terre après un voyage temporel de plusieurs décennies. Premier hic : il a vieilli d'autant, suite à une panne du système qui aurait dû le protéger de l'effet de la relativité. Deuxième hic : Sue, sa femme, a subi un lavage de cerveau perfectionné qui, s'il l'a préservée de l'outrage des ans, lui a fait oublier tout souvenir de sa vie antérieure et l'a installée dans un quotidien de prostituée. Plus dure est la chute pour Kerl. Poursuivi par l'administration, il se heurte à des extraterrestres bizarres (comme ce Fouinain, apparemment tout droit sorti de chez Tex Avery, mais néanmoins doté de puissants pouvoirs psychiques), et il voit la réalité et la logique se déglinguer peu à peu. Kerl se lance alors dans une course éperdue pour essayer de sauver sa peau (et celle de quelques autres), son couple et sa santé mentale. La moins que l'on puisse dire est que l'aventure le jettera au milieu d'une galerie de personnages hauts en couleur.
Le roman de Wagner est d'une densité surprenante, sur laquelle de nombreux auteurs contemporains seraient bien inspirés de prendre exemple. Débordant littéralement de trouvailles à chaque page, le récit empoigne le lecteur pour l'entraîner dans un tourbillon qui mêle SF, fantastique, cartoon, pop, rock, polar et romance. Tant et si bien qu'on en vient un peu honteusement à se poser la plus triviale des questions : où va-t-il chercher tout ça ? Science-fictivement parlant, L'œil du Fouinain évoque tout à tour Spinrad, Jeury, Dick (ah, le fameux videJeury-Dick !) ou Heinlein dans ce qu'ils ont de meilleur... Quant aux multiples références artistiques auxquelles le récit fait appel, elles ont achevé de me convaincre (ce n'est hélas pas tout les jours qu'un auteur illustre une scène musicale par My little red book de Love !). Et le plus beau, c'est qu'en plus d'être passionnant et rudement bien ficelé, ce roman est irrésistiblement drôle.
Pas besoin d'en dire plus, vous m'aurez compris : L'œil du Fouinain est un roman épatant qu'il faut (re)découvrir d'urgence. La peste soit du complexe des francophones !
Kerl a passé quarante-sept ans et six mois dans l'espace. Quand il revient sur Terre, il s'empresse de revoir la femme qu'il a aimée, Sue. Contrairement à lui, Sue n'a pas vieilli ; elle se prostitue et regarde le monde avec des yeux morts. Est-elle immortelle à cause de son conditionnement ou s'agit-il d'un clone forcément incapable de se souvenir de ce qui s'est passé cinquante ans auparavant ? Kerl trouvera facilement la réponse, mais il lui restera alors à reconquérir l'amour de Sue et à comprendre ce qui est arrivé à son ami Manuel Garvey, un autre professionnel du voyage spatial. Une enquête qui débutera dans un monde écrasé par le néo-puritanisme, un monde au sein duquel rôde le Fouinain, un extraterrestre énigmatique et goguenard, porteur d'un lourd secret :
« Il se retrouva assis face à moi, le menton au niveau de la table, son appendice nasal démesuré s'écrasant sur la surface rugueuse. Il me paraissait à la fois extraordinairement humain et parfaitement étranger. Son nez disproportionné, ses mains à quatre doigts et son corps aux contours élastiques, que dissimulait un habit vert à la coupe imprécise, sortaient tout droit d'un dessin-animé de l'époque héroïque. » (page 16)
Tout comme Les Olympiades truquées de Joëlle Wintrebert, Poupée aux yeux morts (qu'on se refusera à appeler L'Œil du Fouinain dans cette critique, le titre grotesque dont est affublé cette réédition) a gagné son statut de classique de la science-fiction française, non pas à cause de ses qualités littéraires (réelles), mais à cause du nombre de ses rééditions (voici la troisième) et de sa pagination (mon dieu, mais c'est énorme ! ?).
Il y a beaucoup à dire sur ce livre (son décor, ses péripéties, ses sauts spatio-temporels), mais je me limiterai aux choses les plus marquantes, aux traits les plus saillants. Pour commencer, il est, de la première à la dernière page, impossible de croire à l'âge du narrateur — soixante-trois ans. Kerl est tout simplement un personnage de trente ans (l'âge de l'auteur au moment de la rédaction du livre). Ce qui ne serait pas si grave si la lecture n'était pas rendue pénible par une abondance de références dont l'auteur s'aperçoit lui-même (« Restez dans votre coin, fichues références » — une jolie confession que l'on lira page 15). Cette avalanche de détails — souvent marrants — contribue, certes, à créer un monde passionnant, mais enlise parfois une action déjà anémique (mon dieu, que c'est long à démarrer). Autre problème, qui n'a rien de littéraire, Poupée aux yeux morts ne s'adresse qu'aux trois mille lecteurs fans de science-fiction pur et durs... qui l'ont pour la plupart déjà lu. Car le véritable sel de ce livre, sa réelle puissance, se trouve dans son nombre hallucinant de trouvailles, clins d'œil, hommages plus ou moins déguisés. En vrac : les cartoons, Theodore Sturgeon, Robert Heinlein, The Rocky Horror Picture Show (Let's do the time warp again), Le Jour où la Terre s'arrêta (Wags barada niktö)... Un tsunami qui culmine dans les chapitres XIX et XXI, très réussis.
Au final, Poupée aux yeux morts est un livre-paradoxe, à la fois riche et lent, ennuyeux et passionnant, trash et tendre ; une œuvre pleine d'humour qui ravira les amateurs éclairés de bière spatiale et de pseudopodes amicaux. Sa réédition (mollement retravaillée... ça aurait mérité d'être dégraissé de cent pages) permet de mesurer le chemin parcouru par un auteur attachant, Roland C. Wagner, dont le meilleur livre, quoi qu'il en dise, reste L'Odyssée de l'espèce (récemment réédité chez L'Atalante).
Kerl, pilote interstellaire, revient d'un voyage solitaire de cinquante ans dans l'espace. La relativité ayant des ratés, Kerl est désormais un vieillard. Plus étrange encore : sa petite amie Sue restée sur Terre n'a pas pris une ride en son absence. Pire : Kerl découvre que Sue a été conditionnée pour devenir prostituée, sa personnalité propre reléguée dans un tiroir verrouillé de sa conscience. Ces anomalies ne sont que les prémices d'une grande perturbation cosmique qui va peu à peu chambouler nos certitudes scientifiques, plongeant l'univers — et les hommes — dans un chaos irrationnel. Ironie du sort : l'humanité sort à peine du joug du Néo-puritanisme, régime autoritaire et dictature morale. À cette ère de privations et d'autodafés a forcément succédé une société libertaire, nostalgique d'un passé désormais mythique (l'avant Néopurs) et donc déracinée et inégalitaire. Kerl est contacté par le mystérieux fouinain, petit extraterrestre télépathe aux traits cartoonesques et détenteur de vérités prophétiques. Dans ce maelström surréaliste, Kerl n'a qu'une obsession : délivrer Sue du Gardien — sa personnalité de substitution. Avant d'y parvenir, il va, excusez du peu, rencontrer des Salvoïdes (clones barbus aux calembours irrésistibles), voyager dans le passé, expérimenter la métempsycose et découvrir que la Perturbation unit les esprits en Gestalten, consciences collectives qui finiront par affronter le Gardien, personnification de l'archétype du Néo-puritanisme ! Ouf !
Ceci n'est qu'un bref aperçu de l'intrigue débridée (doux euphémisme) de L'Œil du fouinain — une version légèrement remaniée de Poupée aux yeux morts, paru antérieurement au Fleuve Noir (d'abord en 1988 en trois tomes, puis dix ans plus tard en un seul volume). L'Œil du fouinain est l'œuvre la plus sombre (et la plus déchaînée !) d'un auteur résolument optimiste, qui croit en les vertus de la non-violence et de l'amour. Naïf ? Pas sûr. Car ici, Wagner nous décrit avec pudeur une société désorientée et déracinée, dont la permissivité cache un profond désarroi, celui d'hommes et de femmes qui ne savent plus penser par eux-mêmes. Il ne s'agit en somme que d'une satire futuriste à peine déguisée de notre société postmoderne dont Wagner dénonce le vain maniérisme et l'individualisme étriqué. Il parvient ainsi à faire œuvre de subversion, à divertir avec brio et à perturber les neurones du lecteur, le tout avec son aisance habituelle.
L'Œil du fouinain, sans être aussi abouti que Le Chant du cosmos ou L'Odyssée de l'espèce, reste l'une des œuvres les plus marquantes et les plus libres de Roland C. Wagner, certains passages offrant même de réelles fulgurances littéraires, à en faire pâlir nos classiques. Le travail de réécriture, même s'il est discret — L'Œil du fouinain s'adresse surtout à ceux et celles qui n'ont jamais lu Poupée aux yeux morts — n'est sans doute pas étranger à cette réussite : de Poupée aux yeux morts, Wagner a conservé l'essentiel, mais en insufflant simplement plus de rythme aux passages incriminés — notamment au douzième chapitre, largement revu par l'auteur. Notons enfin que l'épilogue de la version originale a disparu, et avec lui plusieurs plaisanteries navrantes, mais désopilantes, des Salvoïdes...
Premier roman ambitieux de Roland C. Wagner, après Le Serpent d'angoisse et Un Ange s'est pendu, Poupée aux yeux morts, qui comprenait dans sa première édition trois volumes, conte les tribulations de Kerl, un voyageur de l'espace qui, à la suite d'une panne sur son vaisseau, a vieilli durant le trajet. Ce septuagénaire tente de retrouver Sue, la bien-aimée qu'il a délaissée cinquante ans plus tôt, laquelle n'a paradoxalement pas pris une ride depuis qu'elle a été conditionnée pour devenir une prostituée.
Cette quête sentimentale se double vite d'une autre, à l'échelle cosmique. En effet, la rationalité est de plus en plus souvent prise en défaut : il semble qu'une autre logique venue du fond de l'espace, la Perturbation, progresse vers la Terre. Les premiers éléments de cette menace sont donnés à Kerl par l'intermédiaire d'un Fouinain, un extraterrestre dont le physique comique ne masque que mieux l'étendue des pouvoirs psychiques. C'est cependant à l'astronaute de rassembler en un tout cohérent les indices qu'il glane au cours de péripéties rocambolesques ; les Matraqueurs, qui hantent le métro et s'expriment en langage minimaliste, les Salvoïdes, clones dont la fonction même de faiseurs d'horribles jeux de mots est un mauvais jeu de mots, les Transylvaniens qui dansent en effectuant de courts sauts dans le temps, les Néopurs, ex régime fort mais encore puissant, d'un puritanisme exacerbé, renversé par la Rationalité et sa rigidité scientifique, comme d'autres extraterrestres ou d'autres personnages attachants, constituent, parfois sans en avoir conscience, un élément du puzzle. Références musicales et littéraires, principalement de Science-Fiction, culturelles en ce qui concerne les images du vieux Paris, scientifiques par rapport à la Perturbation sont autant de détails qui portent l'intrigue à un point d'ébullition.
L'art littéraire de Roland C. Wagner est de manipuler conjointement le motif et la trame. Comme dans Les Futurs Mystères de Paris, que ce roman préfigure, chaque motif de son puzzle répète un élément de la trame globale.
Comme toujours chez Wagner, l'action est rapide et échevelée, de multiples personnages se croisent, se perdent et se retrouvent, d'innombrables idées et postulats sont agités, concaténés pour finalement accoucher d'une théorie unifiée d'un univers imaginaire aussi foisonnant dans sa complexité que cohérent dans son ensemble. On sort d'une telle lecture un peu étourdi, mais ravi, ébloui par ce numéro d'équilibriste. Une réédition essentielle.
Le Fleuve Noir réédite en un volume ce qu'il tronçonnait en trois il y a dix ans : il a fait des progrès. Wagner aussi, d'ailleurs, et il le sait assez pour avoir retouché, voire réécrit ce pavé où l'on trouve plus de choses qu'à la Samaritaine. Un chauffeur de taxi du futur joue les Russes blancs, le personnel d'un cirque s'applique à ressembler au stéréotype des gens du Voyage, les alentours d'Argenton-sur-Creuse n'ont pas beaucoup varié, et Paris est toujours là, jusqu'au jet d'eau de Normale Sup, mêmesi la ville est devenue un parc d'attraction parcouru entre autres par d'improbables extraterrestres, dont des Monstres aux Yeux Orriblemenf PédonculéS, sans parler de bestioles colorées se reproduisant à un rythme démentiel, et du Fouinain, deus ex machina, directement sorti d'un dessin animé. On pourrait ajouter un astronaute qui n'a pas bénéficié du paradoxe de Langevin, divers Gestalts, un supermétro désaffecté parcourant le monde à toute allure pour un prix dérisoire, des androïdes érotiques, des clones propriété d'une entreprise qui exploite leur humour aussi approximatif que dévastateur, le souvenir d'une dictature ultra-puritaine et l'incarnation de son idéologie en l'un de ces archétypes qui diront quelque chose aux lecteurs des Futurs Mystères de Paris... plus rien moins qu'une crise de la structure de l'univers provoquant un gigantesque exode stellaire. Télépathie et empathie, concert géant au Champ de Mars, allusions à diverses drogues, boums adolescentes à peine transposées, paradoxes temporels autour d'un manuscrit de SF, commentaires sur Barjavel et Knight, allusion au Heinlein d'Une portesur l'été, références explicites au Jour où la Terre s'arrêta ou jeu de mot final particulièrement exécrable et hors de propos peuvent compléter le tableau. La liste est loin d'être limitative. Bref, c'est cosmique et zonard, fanique et le plus souvent parfaitement maîtrisé, naïf et auto-parodique, lisible en toute candeur et justiciable de tous les seconds degrés que l'on voudra... C'est n'importe quoi et on en redemande, en attendant les prochains romans de Wagner, sous son nom ou sous quelque pseudonyme improbable, au Fleuve ou ailleurs.