Fritz LEIBER Titre original : The Lone Wolf / The Creature from Cleveland Depths, 1962 Première parution : Galaxy Magazine, décembre 1962ISFDB Traduction de Bernadette JOUENNE
LE PASSAGER CLANDESTIN
, coll. Dyschroniques Dépôt légal : 1er trimestre 2014 Nouvelle, 112 pages, catégorie / prix : 7 € ISBN : 978-2-36935-011-8 Format : 11,0 x 17,0 cm✅ Genre : Science-Fiction
Design de couverture : Xavier Sebillotte.
[texte de présentation du livre sur le site de l'éditeur]
L'Amérique, dans deux ou trois cents ans. Le monde a échappé à l'apocalypse mais s'est enlisé dans une guerre d'usure. L'humanité — en tout cas, celle qui en a les moyens — s'est réfugiée en sous-sol, laissant l'autre partie vivoter à la surface. Gussy et sa femme, Daisy, sont de ceux-là. Ils apprécient leur vie « normale » au sein d'une tour abandonnée. Gussy est un rêveur fou et un inventeur de génie. Régulièrement, Fay, un habitant du dessous travaillant pour une grosse firme, vient lui rendre visite, à l'affût de la moindre invention à commercialiser. Et ce jour-là, ce bon vieux Gussy lui propose de concevoir une sorte d'aide-mémoire automatique qui soulagerait l'homme de nombre de ses soucis et pensées. Quelques jours plus tard, le Mémorisateur voit le jour et fait fureur... avant d'échapper à tout contrôle.
Cette nouvelle fascinante et visionnaire est signée d'un maître du genre. Fritz Leiber décrit, en 1962, une humanité obsédée par le progrès, la technique et le profit, quitte à en devenir l'esclave absolu. Le pense-bête est une fable sur la fascination technologique et les dangers d'une société livrée corps et âme à la machine.
1 - (non mentionné), Synchronique du texte, pages 101 à 106, notes
Critiques
Entre février et mars 2014, la collection « Dyschroniques » du Passager clandestin nous a proposé pas moins de quatre titres signés par de grands noms de la SF américaine. Comme il se doit, ces titres sont d’une qualité et d’un intérêt très divers.
Le plus faible (en qualité, mais pas en intérêt) est sans doute celui de Poul Anderson. Il met en scène de façon molle et terriblement démonstrative une idée bien tranchante qui, en 1950, relevait de la formidable intuition. Anderson avait pressenti un des effets pervers de la mondialisation : qu’au XXIe siècle il y aurait (au moins) un Starbuck’s café et un McDonald’s dans chaque grande ville de la planète. Évidemment, il décrit ici le phénomène à l’échelle de la galaxie.
« Le Royaume de Dieu » de Damon Knight est bâti lui aussi sur une idée formidable : un extraterrestre à trois jambes débarque aux USA et provoque un choc empathique à l’origine de décès et de diverses catastrophes. Le plus saisissant dans ce texte longuet, qui manque terriblement de crédibilité sur la fin, c’est d’y (re)trouver en concentré quasiment toute l’œuvre de Roland C. Wagner. On côtoie dans ce « Royaume de Dieu » l’humour particulier de Damon Knight et sa faiblesse assez coutumière en matière de narration. Malheureusement, la traduction française, infecte, n’a pas été purgée de ses plus grosses erreurs.
« Le Pense-bête » de Fritz Leiber, dans lequel on côtoie, non sans déplaisir, certains des tics d’écriture de l’auteur, son humour parfois voisin de celui de Fredric Brown, son personnage masculin principal typique, très proche de celui de Notre-Dame des ténèbres, ne restera pas dans les annales pour son originalité ou sa maîtrise narrative (sans parler de la traduction française : à dégueuler). Leiber prend son temps, se perd un peu dans cette histoire d’invention qui tourne mal et d’humanité qui vit sous terre. Pas désagréable, parfois surprenant, « Le Pense-bête » a surtout un intérêt historique – il ravira ceux qui se passionnent pour l’histoire de l’informatique vue à travers la SF et ses jalons, tels que « Un logique nommé Joe », Neuromancien ou Les Mailles du réseau.
« Vent d’est, vent d’ouest » de Frank M. Robinson est une histoire de terre polluée où il est interdit de fumer, de se promener en voiture (équipée d’un moteur à combustion interne), où les climatiseurs ne se contentent pas de climatiser l’air, ils le filtrent. Le texte est construit autour d’une petite enquête policière (qui ne tient pas vraiment la route, mais peu importe), enquête qui nous permet de découvrir cette horrifiante Californie asphyxiée façon Pékin aux heures de pointe. Le meilleur des quatre volumes critiqués ici (et aussi le plus récent de la sélection : 1972).
Voilà une collection qui continue d’être très intéressante, notamment en proposant des perspectives culturelles et historiques à chaque fin de volume, chouette idée, mais il faudrait que les traductions soient mieux relues, corrigées avec plus de vigueur, voire refaites pour les plus calamiteuses.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'actualité éditoriale de Fritz Leiber n'est guère florissante. Qu'on en juge plutôt : depuis une vingtaine d'années, la seule œuvre de l'auteur à avoir été régulièrement rééditée, c'est son célèbre Cycle des épées. Et encore : lors de sa dernière publication, chez Bragelonne entre 2005 et 2007, l'éditeur parisien n'a même pas poussé au bout ladite publication, s'arrêtant au cinquième des sept tomes ! Hormis cette série, un seul livre était paru il y a 15 ans, un recueil de nouvelles sans aucun inédit si ce n'est l'autobiographie de l'auteur, massacrée par la traduction. Quelques projets avaient été évoqués ici ou là, sans que rien ne se soit concrétisé pour l'instant. C'est dire si revoir Leiber sur les rayonnages est un événement, même si c'est à travers une nouvelle rééditée ; grâces en soient rendues au Passager Clandestin. Ce texte a connu deux titres dans ses éditions originales, « The Lone Wolf » et « The Creature from Cleveland Depths », ce qui a engendré deux titres français : « Le Loup solitaire » et, donc, « Le pense-bête ».
L'action se déroule à Cleveland, alors que l'humanité s'est réfugiée dans les profondeurs de la terre, afin de survivre à l'explosion de bombes atomiques. Seuls quelques illuminés restent en surface. Gusterson, surnommé Gus, est de ceux-là, qui vit avec sa femme Daisy dans un immeuble, où il mène une carrière d'écrivain de science-fiction et d'aventure. Fay, ingénieur en chef d'une grosse société, lui rend régulièrement visite, ne serait-ce que parce que l'esprit de Gus fourmille d'idées qu'il pourrait exploiter pour son entreprise. C'est lors d'une de ses visites que Gus émet le concept d'un secrétaire automatique pour l'aider dans ses tâches quotidiennes. Fay s'en empare et développe l'ustensile correspondant. Qui, très rapidement, va évoluer au point d'en devenir incontrôlable...
Ce texte, qui n'aurait sans doute pas pâti d'une traduction révisée, voire d'une nouvelle, est totalement édifiant. En effet, publié en 1962, il préfigure d'un demi-siècle la tendance actuelle qui veut que les petits appareils intelligents nous entourent de plus en plus, au risque de nous priver de toute initiative propre. Car le mémoriseur imaginé par Gus, c'est ça : de simple outil de mémorisation, il devient progressivement une aide indispensable, puis un assistant à la décision, et enfin un vrai maître à penser que les hommes, devenus esclaves, suivent sans sourciller, au risque de ne plus discuter qu'avec leur mémoriseur et d'oublier leurs concitoyens. Comment, en lisant ce texte, ne pas penser à l'arrivée des GPS qui s'occupent de la route pour nous ? et surtout des téléphones, devenus smart, soit intelligents, qui nous mâchent le boulot, à tel point que certains ne savent plus se débrouiller sans, et en oublient même d'avoir toute vie sociale ? L'aspect prophétique de ce texte est proprement impressionnant. Bien sûr, comme il s'agit de Leiber, il y a une bonne dose de sarcasme, tant dans la description du vieil ours qu'est Gus que dans celle de Fay, aveugle à la chausse-trappe qui s'ouvre sous ses pieds... Cela n'en minimise pas pour autant l'impact de ce texte, qui se conclut sur une étonnante scène lyrique, en forme de pied-de-nez aux motifs religieux.
Le pense-bête se révèle donc être une nouvelle parfaitement adaptée à la collection Dyschroniques, dont la ligne éditoriale est de présenter des textes prémonitoires. Sans être l'un des chefs-d’œuvre de l'auteur, il se lit néanmoins avec un plaisir évident. Si, de plus, ce petit livre pouvait seulement remettre un peu en lumière Fritz Leiber et encourager d'autres éditeurs à le republier, il constituerait alors un véritable événement.