« JE M’APPELLE MARY KATHERINE BLACKWOOD. J’AI DIX-HUIT ANS, ET JE VIS AVEC MA SŒUR, CONSTANCE. J’AI SOUVENT PENSÉ QU’AVEC UN PEU DE CHANCE, J’AURAIS PU NAÎTRE LOUP-GAROU, CAR À MA MAIN DROITE COMME À LA GAUCHE, L’INDEX EST AUSSI LONG QUE LE MAJEUR, MAIS J’AI DÛ ME CONTENTER DE CE QUE J’AVAIS. JE N’AIME PAS ME LAVER, JE N’AIME PAS LES CHIENS, ET JE N’AIME PAS LE BRUIT. J’AIME BIEN MA SŒUR CONSTANCE, ET RICHARD PLANTAGENÊT, ET L’AMANITE PHALLOÏDE, LE CHAMPIGNON QU’ON APPELLE LE CALICE DE LA MORT. TOUS LES AUTRES MEMBRES DE MA FAMILLE SONT DÉCÉDÉS. »
AINSI COMMENCE LE CHEF-D’ŒUVRE DE LA ROMANCIÈRE AMÉRICAINE SHIRLEY JACKSON (1916-1965), ÉGALEMENT AUTEUR DE LA CÉLÈBRE NOUVELLE « LA LOTERIE » ET DU ROMAN MAISON HANTÉE, PORTÉ A L’ÉCRAN PAR ROBERT WISE (LA MAISON DU DIABLE).
Critiques
Nous avons toujours vécu au châteauest l’un des chefs-d’œuvre de Shirley Jackson, et son titre évoque par sa référence architecturale celui d’un autre sommet des littératures de l’imaginaire, Le Maître du Haut Château paru lui aussi en 1962. Placé, comme l’« Opus Majus » de Philip K. Dick, sous le signe à la fois légendaire et gothique du château, le roman de Shirley Jackson partage encore avec lui une même relecture schizoïde du réel. Car c’est un univers entièrement filtré par le point de vue d’une protagoniste à la psyché troublée que concentre Nous avons toujours vécu au château. Le roman a pour narratrice cette « petite folle de Merricat », ainsi qu’est affectueusement surnommée par sa grande sœur Constance, celle qui, en réalité, se nomme Mary Katherine. Âgée de dix-huit ans, elle est, avec son aînée pas tout à fait trentenaire et leur vieil oncle Julian, l’un des derniers occupants de la « maison Blackwood ». Tapie au cœur d’un vaste domaine où l’on a laissé « les arbres etles fourrés etles petites fleurs pousser comme bon leur semblait », la vaste demeure domine un village d’une grise ruralité où Merricat ne se rend pourtant qu’avec répugnance. Les courses hebdomadaires qu’elle doit y faire tiennent, en effet, du chemin de croix. La jeune fille y endure les remarques perfides des adultes ainsi que les moqueries agressives des enfants, lui rappelant le destin étrange et tragique d’une famille dont elle est l’un des ultimes représentants…
Autant d’agressions qui forment la perturbante ouverture de Nous avons toujours vécu au château et qui, traitées sur un mode vériste, lui auraient sans doute donné des allures initiales de « Série noire » rurale. Mais, parce qu’ils sont restitués au travers du seul prisme de l’esprit hors-normes de Merricat, ces moments de harcèlement villageois campent plutôt un paysage littéraire sur lequel plane puissamment l’Ange du bizarre. La jeune fille dessine dans le bourg un étrange itinéraire, à la fois ludique et magique : « Quand je faisais les courses, je me livrais à un petitjeu, inspiré de ceux destinés aux enfants où des cases sont disposées en spirale sur un tableau. […] Si la journée était excellente, je faisais une offrande, un peu plus tard, sous la forme d’un bijou. » Mais lorsque le rituel ne fonctionne pas, que les incidents de harcèlement villageois se multiplient, son esprit s’emplit de visions de géhenne, lui représentant ses tourmenteurs « rongés de l’intérieur, recroquevillés parla douleur et poussant des cris affreux ». Une même tonalité sorcière préside à l’évocation par la singulière Merricat de la vie quotidienne dans la maison Blackwood. Constance, « princesse parmi les fées », semble par quelque magie ménagère capable de préserver le lustre de la vaste demeure Blackwood, tout en prodiguant à ses occupants une abondance culinaire discrètement miraculeuse. L’aînée de Merricat incarne ainsi une manière de fantastique domestique dont participe encore l’ « excentrique » oncle Julian. Unique survivant du drame qui a fauché la plupart des Blackwood, et dont il se fait l’historien obsessionnel depuis son fauteuil roulant, l’oncle a comme des allures baroques de ressuscité archiviste. D’une bienveillance enchanteresse pour ses proches (y compris pour son chat Jonas qui aime à lui raconter « ses histoires »…), le regard de Merricat métamorphose ceux qu’elle tient pour ses adversaires en autant d’esprits malins. Ainsi en va-t-il de Charles – un lointain cousin venu prendre possession de l’héritage Blackwood –, sous les traits banals duquel Merricat débusque à la fois « un démon et un fantôme ». Et par qui adviendra la catastrophe précipitant la chute de la maison Blackwood…
D’une force entêtante, l’écriture transfigure le prosaïque matériau d’une intrigue criminelle en un fascinant conte moderne, érigeant au bout du compteMerricat et Constance en figures légendaires de l’ère du soupçon psychanalytique. Nous avons toujours vécu au château consacre ainsi Shirley Jackson comme l’une des maîtresses d’un imaginaire conçu comme un formidable outil pour déchirer le réel, en mettant à nu sa texture fondamentalement névrotique. Voilà qui n’est pas sans rappeler, une dernière fois, un certain Philip K. Dick…
Dans une petite ville de province américaine se dresse l'imposante propriété des Blackwood, l'une des familles les plus riches — et les plus jalousées — de la région. Mary Katherine, adolescente introvertie, sa sœur aînée Constance et leur vieil oncle Julian sont les uniques survivants de ce clan qui fut victime, voici quelques années, d'une tragédie dont les circonstances exactes sont restées mystérieuses. Depuis, les trois derniers Blackwood vivent en parias, reclus dans leur gigantesque demeure, couvés par les regards malveillants de leurs concitoyens qui rivalisent de cruauté à leur endroit. Mais Mary Katherine (que sa sœur surnomme tendrement Merricat), malgré l'amertume et la mélancolie, a trouvé un certain équilibre dans ce quotidien difficile. Un équilibre qu'une chiquenaude pourrait rompre...
Nous avons toujours habité le château est probablement le roman le plus célébré de Shirley Jackson, si ce n'est le plus célèbre (elle restera pour beaucoup, avant tout, l'auteur de Maison hantée, le roman qui inspira le film classique de Robert Wise, La Maison du Diable et le plus récent — et très grand public — Hantise de Jan de Bont). Classé à sa sortie parmi les dix meilleurs romans de l'année par la critique américaine, ce texte magnifique et sensible est de ceux qui marquent durablement un lecteur. Dans la profondeur des personnages et la subtilité de la narration, dans l'horreur que l'on devine en sourdine, comme dans l'ambiance élégamment inquiétante qui baigne le récit, Nous avons toujours habité le château est une insolente réussite sur tous les tableaux. La proximité de ce roman avec les chefs-d'œuvre psychologiques de Henry James (Le Tour d'écrou, Ce que savait Maisie), régulièrement évoquée par la critique, pourrait aller sans dire. Mais la touche « jamesienne » a tellement été usurpée, et récemment réduite à des effets d'ambiance mécaniques par des cinéastes à l'imagination limitée ou tarie (Alejandro Amenábar avec Les Autres, et plus récemment Pascal Laugier avec Saint-Ange), qu'il vaut peut-être mieux mettre le doigt sur les filiations les plus réussies, quitte à exaspérer le lecteur averti en lui assénant l'évidence.
Shirley Jackson est morte quelques années seulement après la parution de ce roman, à l'âge de quarante-cinq ans. Il n'est pas difficile d'imaginer que son œuvre aurait pris une ampleur phénoménale si elle avait eu le loisir de la pousser plus avant. Il est aujourd'hui affreusement facile de laisser les auteurs méconnus et peu prolifiques sombrer doucement dans l'oubli, à plus forte raison lorsque leurs œuvres jouxtent sur les rayonnages de nos libraires celles des superstars contemporaines de l'horreur (King, Koontz...). Il serait infiniment regrettable que Shirley Jackson subisse un tel sort en France. Le chroniqueur ne saurait trop conseiller au lecteur de découvrir, de redécouvrir ses romans, ainsi que ses nouvelles dont certaines (à l'instar desGens de l'été1) méritent le statut d'inoxydables classiques.