Quelle serait l'histoire du monde si l'Europe avait disparu au Moyen Âge, ravagée par la peste ? L'Islam et la Chine seraient alors devenues les civilisations dominantes, découvrant l'Amérique, se faisant la guerre, inventant le chemin de fer et l'atome, cherchant à l'emporter, à imposer la foi de Mahomet, Bouddha ou Confucius.
À travers les destins de trois personnages, Kim Stanley Robinson dépeint de façon étonnamment réaliste sept cents ans de l'histoire d'un univers foisonnant, où les aventures individuelles se mêlent à la trame historique, et se répondent à travers les siècles et les continents.
Une uchronie époustouflante par l'auteur de la trilogie martienne.
« Une érudition incroyable et un talent de conteur digne des Mille et Une Nuits, tout contribue à faire de ce livre un chef-d'œuvre. À lire absolument. »
Le point de départ de ce roman est très simple : au Moyen-Age, la peste a ravagé l'Europe entière, tuant toute la population. En conséquence, l'Islam et le Boudhisme sont devenues les religions prépondérantes, et se disputent la suprématie sur la planète. A travers une dizaine d'histoires, Kim Stanley Robinson nous décrit l'évolution de ce monde uchronique, depuis le XIVe siècle jusqu'au XIXe...
Première constatation : lire ce roman se révèle être une tâche ardue : avec ses sept cents pages grand format, très denses, il vous occupe de nombreuses et longues soirées. Néanmoins, sa lecture est à la mesure du « sacrifice » qui vous est demandé. Kim Stanley Robinson nous propose en effet une histoire alternative finement ciselée, où les destins individuels, comme une mosaïque, se répondent et nous donnent à voir un monde en évolution permanente. On vit avec les personnages, on partage leurs doutes, leurs souffrances, leurs joies... Chose qui ne peut être rendue possible qu'en prenant le temps de nous narrer leurs vies, ce qui justifie la longueur de ce livre.
Et, quand l'auteur commence une nouvelle histoire, les différents protagonistes restent les mêmes, au sein d'une tribu, la jati. Simplement, ils se réincarnent après un passage dans le no man's land qu'est le Bardo, et changent de nom tout en conservant la même initiale (B, I ou K). Ce fil rouge durant ces dix histoires très différentes met en perspective les destinées des très nombreux êtres humains qui peuplent ces pages, et permet à Robinson d'accéder à une sorte d'universalité de la condition humaine, indépendamment de toute religion.
L'autre atout de ce livre, déjà à l'oeuvre dans la trilogie martienne, est la gamme de sujets traités par l'écrivain : en effet, une uchronie aussi ambitieuse se doit d'être plausible, et ne doit négliger aucun aspect, politique, économique, scientifique ou religieux (entre autres). On peut faire confiance à Robinson pour traiter tout cela à la fois, et si cela n'est pas toujours très plausible (le Khalid de Samarcande, ingénieur touche-à-tout, découvre quand même beaucoup de choses), force est de constater que le travail de l'auteur est impressionnant.
Roman riche et dense, Chroniques des années noires — on pourra regretter ce titre plat nettement moins évocateur que le titre original, The Years of Rice and Salt — est une réussite de plus à mettre à l'actif de Robinson.
Résumer une histoire du monde se déroulant sur 700 ans (et autant de pages), voici un exercice périlleux auquel on ne se livrera pas. En revanche, il est possible d'évoquer cette histoire de deux façons : le grand ou le petit bout de la lorgnette. Le grand bout tout d'abord. Robinson part d'un postulat assez simple : et si les grandes pestes du Moyen Âge avaient littéralement décimé l'Occident, laissant la Chrétienté exsangue au point de ne plus pouvoir se relever ? L'histoire aurait très certainement pris un chemin bien différent. C'est ce que Robinson nous raconte. L'Europe chrétienne disparue laisse le champ libre aux deux autres puissances principales, l'Islam et la Chine, pour se développer jusqu'à conquérir le monde, chacune par un bout, jusqu'à se retrouver face à face.
Le petit bout de la lorgnette relève d'une idée toute simple : le lecteur va pouvoir s'attacher aux pas d'une poignée de personnages, qu'il va suivre tout au long de ces 700 ans grâce à la réincarnation, si chère au Bouddhisme. Hommes ou femmes, chinois, musulmans, indiens d'Amérique ou hindous, empereurs ou esclaves, noirs, jaunes, blancs, rouges, leurs multiples vies, dont l'évolution karmique est étroitement liée à l'évolution de la civilisation, les placent cycliquement dans les poubelles de l'histoire ou à un tournant majeur. Elles vont nous permettre d'épouser tour à tour tous les points de vue, toutes les religions, et de visiter toutes les civilisations en place sur tous les continents. Grâce à ces quelques héros, nous allons pouvoir suivre le développement de ce monde fascinant où la puissance d'un moteur s'évalue en chameaux-vapeur, où les distances se mesurent en Li, y compris dans les royaumes musulmans, où il n'existe aucun tabou religieux sur le fait que la Terre tourne autour du Soleil, et où celui qui découvre E=mc2 est d'origine arabe. Tous les grands classiques sont au rendez-vous, de la découverte de l'Amérique à l'invention de la bombe atomique, et pourtant tout est différent, exotique, bénéficiant d'un regard résolument non occidental. Nous sommes complètement dépaysés, mais jamais en territoire inconnu, Robinson nous invitant constamment à la comparaison et à la réflexion.
Si ses talents d'écrivain avaient encore besoin d'une quelconque confirmation, la voici, et elle est éclatante : une écriture limpide à la compréhension immédiate, une profusion de détails et d'idées, un souffle épique — la confrontation entre la campagne de conquête chinoise et le djihad musulman est un moment très fort — , des personnages assez simples pour qu'on puisse les reconnaître à chacune de leurs incarnations, mais sans jamais tomber dans la caricature, une érudition incroyable et un talent de conteur digne des Mille et une nuits, tout contribue à faire de ce livre un chef-d'œuvre. L'humanisme de Robinson éclate à chaque page, sans jamais être pédant ou doctrinaire. Les yeux grands ouverts sur la noirceur de l'âme humaine, ne cachant rien de ses lâchetés, et pourtant étonnement humain, il fait de ce roman un grand moment de lecture, qui vous prend à la gorge dès les premières pages et ne vous lâche qu'à la dernière.
L'œuvre de Kim Stanley Robinson a toujours exprimé une profonde préoccupation envers l'Histoire et la façon dont les vies individuelles s'insèrent et prennent sens au sein des grands mouvements collectifs. Après ses histoires du futur lointain (la trilogie martienne — Mars la Rougeet ses suites — récemment rééditée chez Pocket) ou plus proche de nous (S. O. S. Antarctica), son dernier roman en date ouvre un vaste chantier uchronique qui prend comme point de départ une prémisse aussi osée que fascinante : aux alentours de l'an 1400 de l'ère chrétienne, un demi-siècle donc après la Mort Noire de 1348-49, une deuxième vague de peste fauche la quasi-totalité de la population européenne. L'essor — économique, technologique et militaire — de la civilisation occidentale et sa domination du reste du monde, d'abord à travers les grandes puissances de l'Europe puis leur pendant américain, n'auront donc jamais lieu.
Un tel vide géopolitique ne demande qu'à être rempli et c'est à travers un cours magistral d'Histoire imaginaire mais néanmoins hautement plausible que Robinson nous dépeint la lutte pour l'hégémonie planétaire entre les grandes civilisations restées en lice, sur une période de sept siècles. Il y a bien sûr l'Islam et la Chine, qui partageront la conquête des deux continents du Nouveau Monde tandis que leurs armées respectives s'affronteront de façon presque permanente au milieu de l'Asie. Mais si ces deux géants gardent la mainmise sur une très grande partie de la population et de la richesse mondiales, ils ont des pieds d'argile : conservatisme — d'ordre religieux ou culturel — , oppression, inégalités. Ces faiblesses donneront non seulement naissance à des contestations internes, mais laisseront parfois une chance au rayonnement d'autres sociétés, sur des bases inédites voire utopiques. Ainsi, la première révolution industrielle prendra racine dans le sud de l'Inde au milieu d'une culture syncrétique incorporant des éléments venus de l'hindouisme, du sikhisme et du bouddhisme. Sur le continent de Yingzhou (notre Amérique du Nord), les peuples indigènes résistent aux invasions chinoises et musulmanes, ainsi qu'aux épidémies qu'elles apportent, grâce à une organisation politique efficace fondée sur des principes égalitaires (y compris entre les sexes). Mais comme dans notre monde, suite au développement technologique, l'horizon va s'assombrir avec l'avènement des guerres de destruction massive et les tensions nées de l'accumulation d'injustices et de misère.
Plutôt qu'un manuel d'histoire aride (en dépit d'un penchant certain pour les expositions longues), Robinson nous livre un feuilleton, mettant en scène un petit groupe dont les âmes, liées par le karma, sont réincarnées ensemble au fil des siècles à travers dix épisodes clés. Ainsi, malgré les changements de sexe, de nationalité ou de statut social (et même une parution dans le corps d'un tigre) on retrouve toujours un personnage portant l'initiale B... (plutôt sentimental), un K... (plutôt enragé) et un I... (le penseur). Leur délivrance de la roue de l'existence dépend de leurs efforts pour créer un monde meilleur, basé sur la compassion. Loin d'être une simple astuce ou une lubie mystique du romancier, cela participe au message de ce livre : le vrai « sens de l'Histoire » ne réside pas dans les conflits pour le pouvoir et le cumul des richesses, mais dans la vie quotidienne des individus. Une leçon à méditer ... et à savourer.
« Dark Ages » : l’expression anglaise, désignant le plus souvent le Moyen-Âge, est d’une non-neutralité maintenant reconnue, les années qui séparent l’Antiquité tardive de la Renaissance en Europe n’ayant rien de sombre, au contraire de ce que l’on pensait volontiers jusqu’au début du XXe siècle. On s’étonnera donc ici du titre français du présent roman : après tout, The Years of Rice and Salt – « Les années de riz et de sel » — a pour qualité de ne pas évoquer d’emblée un récit au contenu sinistre…
Point de divergence de cette uchronie, l’Europe n’y a pas surmonté l’épidémie de peste bubonique, dite « noire », des années 1340, les États s’y effondrent et disparaissent, et les populations elles-mêmes s’éteignent. L’or des Amériques ne vient pas nourrir la puissance européenne – en alimentant son économie par le truchement des guerres espagnoles contre la Réforme protestante et la France au xvie siècle. À la place, les civilisations maintenant dominantes du Vieux Monde – l’une organisée par une loi religieuse, celle de l’Islam, l’autre par une bureaucratie tentaculaire, celle de la Chine – ont le champ libre pour leur propre confrontation. Écrit en 2003 (sept ans après Le Choc des civilisations de Samuel Huntington, donc, et deux après les attentats contre le World Trade Center), Chroniques… pourrait se laisser interpréter de prime abord comme un roman à thèse apportant par quelque bizarre moyen sa contribution à un édifice controversé.
Au deuxième abord, toutefois, la construction littéraire de cette uchronie vient montrer que cette conclusion triviale ne serait pas la bonne. Ces Chroniques… ne constituent en aucun cas des textes autonomes, puisque leurs personnages majeurs, malgré les six siècles de temps qu’elles couvrent, sont à chaque fois les mêmes : B. tout d’abord, l’individu prudent et routinier ; mais aussi et surtout K., son partenaire ambitieux et brillant jusqu’à l’incandescence. Représentés à chaque époque visitée par des incarnations différentes, changeant de nom (mais jamais d’initiale) comme de sexe ou de condition, ces deux personnages portent en réalité la vision de l’auteur pour qui l’Histoire est pétrie d’humanité plus que de grands hommes. L’un des arguments de ce roman est le sort fait aux femmes, en terre d’islam comme en terre chinoise, et le mouvement irrésistible qu’elles font vers une libération de la tutelle patriarcale ; son schéma consiste à montrer que les idées de démocratie représentative et de gestion internationale ne sont pas l’apanage de la pensée européenne, mais plutôt la conséquence des conflits entre cultures. À ce titre, on pourrait presque entendre Chroniques des années noires comme un anti-Choc des civilisations !
Si l’uchronie questionne toujours l’Histoire (et révèle aussi le profond désir de l’être humain d’y trouver un sens), le présent roman le fait en construisant un système cohérent dans les trois dimensions : géographique, ce qui transparaît par exemple avec les cartes qui introduisent chaque nouvelle chronique ; temporelle, où la chronologie réelle finit par se paralléliser avec celle des chroniques – au prix, parfois, de quelques libertés littéraires telles que la présence d’un seul très long conflit mondial plutôt que deux plus courts ; et humaine, enfin. On pourra regretter que cette dernière dimension soit soutenue par l’irruption d’une forme de transcendance, dont les implications spirituelles sont susceptibles d’agacer le lecteur – que l’on croie ou non à la réincarnation, sa répétition en tant qu’argument littéraire finit par ressembler d’un peu trop près à un procédé – mais cela ne remet pas en question la solidité de l’ensemble. À ce titre, Chroniques des années noires est un roman important : de ceux qui portent une certaine idée de l’humanité.