[Critique commune de :
- 115° vers l'épouvante de Lazare Guillemot
- Le Nombril du Monde de Roland C. Wagner
- Les Compagnons de Roland de François Peneaud
- Mémoire d'un détective à vapeur de Viat & Olav Koulikov]
En début d’année 2018, le succès d’une campagne de crowdfunding a permis le lancement des « Saisons de l’étrange »[1], projet coédité par les Moutons Électriques et porté par Vivian Amalric, Arthur Plissecamps et Melchior Ascaride (qui en touchait déjà quelques mots dans la rubrique « Paroles d’illustrateur » du précédent numéro de Bifrost). Au programme : une première livraison de six livres — nouveautés comme rééditions — se voulant un « Netflix littéraire orienté pulp et fun ». Les quatre premiers titres sont sortis au printemps, c’est donc l’heure de tirer un bilan provisoire.
115° vers l’épouvante, premier roman de Lazare Guillemot, ouvre le bal. Nous voici en 1925, en Cornouailles anglaise : le père Brown est témoin de menaçantes apparitions célestes. Avec l’aide de Billy, un jeune guide local, et de Hareton Ironcastle (sans oublier sa fille et son neveu), le prêtre va se lancer dans une quête afin d’empêcher de dangereux cultistes de mettre la main sur une série d’artefacts qui leur permettraient d’ouvrir un portail pour quelque indicible créature. Se plaçant sous le triple patronage de G.K. Chesterton (le père Brown, prêtre catholique amateur d’énigmes policières), J. H. Rosny aîné (la famille Ironcastle) et H.P. Lovecraft (les tentacules), Guillemot apporte sa touche personnelle au fil d’une aventure allant crescendo — jusqu’à un final qui aurait mérité quelques pages de plus, tant le dénouement paraît précipité. L’ensemble ne casse pas trois tentacules à un Shoggoth… mais pourquoi s’en priver ?
Le Nombril du monde, de Roland C. Wagner, est un bref roman paru originellement en 1997 au sein de la série collective « Agence Arkham » (DLM), créée par Francis Valéry (ce que cette réédition omet de préciser — merci pour lui). Hard-rockeurs satanistes, druides et descendants de savants fous s’agitent dans le bois de Meudon, autour d’un menhir dont la charge psychomagnétique va bientôt atteindre son apogée. Yasmine, de l’Agence, et L’Œil, musicien désabusé, vont tenter d’y mettre bon ordre au fil d’une aventure paresseuse et ayant un brin vieilli.
Autre premier roman, Les Compagnons de Roland, signé François Peneaud, nous amène dans la France du printemps 1932. « Joyeuse », l’épée de Charlemagne, a été dérobée : charge à Gabriel Dacié, inventif aventurier aviateur, et ses amis, de remettre la main dessus. Ce faisant, ils vont découvrir une conspiration visant à usurper le pouvoir, vacant suite à l’assassinat du président Doumer. Le roman conjugue pouvoirs psys, quatrième dimension, aéronautique steampunk et homosexualité : des ingrédients intéressants, mais un style médiocre, des dialogues horripilants et des personnages sans intérêt l’empêchent de décoller. Dommage, on aurait aimé aimer.
Enfin, Mémoires d’un détective à vapeur de Viat et Olav Koulikov conclut cette première salve de livres. Il s’agit là d’un recueil de nouvelles censément traduit de l’anglo-russe par A.-F. Ruaud (auteur véritable du présent livre ?), mettant en scène Jan-Marcus Bodichiev, informaticien et détective amateur dans un monde uchronique (et pas vraiment steampunk, contrairement à ce laisse supposer le titre). Dans ce xx e siècle alternatif où l’Angleterre et la Russie se sont unies et où la France est devenue marxiste, Bodichiev est régulièrement mis à contribution pour aider la police, que ce soit à Londres ou sur le continent, le long d’enquêtes dont la résolution s’avère tour à tour rationnelle ou fantastique. Plaisant à lire, ce recueil laisse toutefois une légère sensation d’inachevé — certaines nouvelles demeurent volontairement (et curieusement) tronquées, tandis que le contexte se dévoile par touches un peu trop minimes (sans omettre une foutraque translittération du russe). Des défauts qui seront peut-être corrigés dans la suite des aventures de Bodichiev ?
En fin de compte, on aurait bien voulu se montrer plus enthousiaste sur le début de ces « Saisons de l’étrange » : deux titres sympathiques, sans plus, deux bien plus faibles. Un bilan mitigé, en somme, mais laissons le temps à la collection de s’installer. La suite devrait voir Paul Féval, Jean-Philippe Depotte et Cédric Ferrand enrichir le jeune catalogue.
[1] Quoique deux titres soient précédemment parus sous ce lable : Et si le diable le permet de Cédric Ferrand, critiqué dans le Bifrost 88, et Malheur aux gagnants de Julien Heylbroeck [NdA]
Erwann PERCHOC
Première parution : 1/7/2018 dans Bifrost 91
Mise en ligne le : 9/5/2023