«
Le dix décembre mil quatre cents trente sept, les paysans entendirent un galop sourd monter dans les plaines et traverser les blés depuis Riaucourt à Treix, prendre environ tout autour comme troupeau, et plus lourd que bœufs, plus rapide que nuée, plus sombre, soulevant peu, marquant fort, un grondement de mâtin affamé, puis martelé, un roulement éclatant, un orage sous couvée, sec, craquant, gonflé, résonnant, sur le donjon et par tous côtés, ce jour ils l'entendirent, et ce jour ils crurent au démon. » (page 9)
Avant toute autre considération, il est clair qu'il faut aimer ce genre de prose pour se lancer dans la courte mais intense lecture de
Bastard Battle, quatrième roman de Céline Minard (après
R., La Manadologie et
Le Dernier Monde, critiqué dans
Bifrost n°
46, razzié dans le n°
49). Roman de « wu shu et d'épée »,
Bastard Battle vaut avant tout pour son travail sur la langue (mélange de vieux français, de français plus proche de nous, appartenant à des époques différentes, et même d'anglais !). Un gros travail sur la langue, donc, qui rappelle celui de
Pierre Pelot dans
C'est ainsi que les hommes vivent (critiqué dans
Bifrost n°
33) et celui de Bernard du Boucheron avec
Court serpent (disponible en Folio, hautement recommandable). Mais là où Pelot et du Boucheron jouent la carte du réalisme via l'illusion d'une langue « recréée », adaptée aux lecteurs du XXI
e siècle, Minard dynamite son propre travail de recherches, s'intéresse avant tout à la collision de deux mondes éloignés : d'un côté la Haute-Marne, brutale, de l'an mil quatre cents trente sept ; de l'autre, une figure mythique du cinéma de Hong Kong, l'hirondelle d'or (ou une de ses nombreuses imitatrices, comme Yu Jiao Long dans
Tigre et dragon), ici appelée Vipère-d'une-toise. La collision ne suffisant pas, Minard va plus loin, parlant, par exemple page 38, de « tragédie jeskspirienne », alors que Shakespeare est (dans notre monde) né vers 1564.
En fin de conte,
Bastard Battle c'est la bataille de Chaumont mise en scène par Tsui Hark, après ingestion de champignons magiques. L'éditeur parle de « fantaisie anachronique », d'hommage au films de sabre et à François Villon. Bien vu, pour une fois on n'est nullement trompé sur la marchandise.
Avec ses flots de sang giclé, de merde et de vomissures, ses pillages, ses tortures, ses mutilations et ses viols (« en cul, en con et aultre »),
Bastard Battle relève d'une forme extrême de création, un brin excessive ?, qui nous ramène, on l'a dit, au Pierre Pelot de
C'est ainsi que les hommes vivent, ou, sur grand écran, à
La Chair et le sang de Paul Verhoeven. Une fois n'est pas coutume, ici on loue la beauté de l'ordure et le charme de la charogne, chers à Baudelaire. Et à Villon. Les excès en tout genre sont matière à poésie.
Evidemment, pour se lancer dans une telle aventure, il faut aimer les livres qui ne ressemblent à aucun autre, les phrases concassées qui vous frappent comme avalanche, les images qui meurtrissent, la beauté qui surgit, parfois au moment le plus inattendu, comme des rais de lumière empalant une forêt trop sombre. Sans oublier l'humour, car
Bastard Battle est parfois si hilarant qu'on se croirait projeté dans le
Sacré Graal ! des Monty Python (le tournoi de chevaliers, pages 52 à 61, est tout simplement inoubliable).
Quelque part entre
C'est Ainsi que les hommes vivent et
Seven Swords (l'improbable hommage de Tsui Hark aux
Sept samourais),
Bastard Battle nous parle de la culture d'aujourd'hui, où tout peut être mixé, mélangé, où plus que jamais les règles ont été abolies — bijoux gothiques dans
Gangs of New-York, tatouages tribaux et armes S-F dans
Seven Swords. De
Battle Royale à
Bastard Battle, il n'y a qu'un pas vers un passé qui ne fut jamais, un gouffre que Céline Minard franchit sabre au clair.
Au final, un régal... et une surprise, car chez
Bifrost ce n'est pas de Céline Minard que l'on attendait l'un des textes les plus forts de l'année qui s'achève. Cette jeune femme n'a probablement pas fini de nous surprendre.