Julia VON LUCADOU Titre original : Die Hochhausspingerin, 2018 Première parution : Munich, Allemagne : Carl Hanser Verlag, 2018ISFDB Traduction de Stéphanie LUX
ACTES SUD
(Arles, France), coll. Exofictions Date de parution : 5 mai 2021 Dépôt légal : mai 2021, Achevé d'imprimer : avril 2021 Première édition Roman, 288 pages, catégorie / prix : 22 € ISBN : 978-2-330-15101-0 Format : 13,5 x 21,5 cm✅ Genre : Science-Fiction
Dans un futur proche, le culte de la transparence règne : tout est filmé, liké, évalué, commenté en direct. Les gens vivent avec leur tablette allumée en permanence. La société prône l’optimisation du corps et de l’esprit, et tout le monde porte un activity tracker qui contrôle son activité physique, son sommeil, ses constantes vitales. Les jeunes gens qui sautent en Flysuit™ du haut des gratte-ciel, se rattrapant à la dernière seconde avant de toucher le sol, sont des stars aux millions de fans et vivent dans des appartements au cœur de la ville, un privilège réservé aux plus performants - et aux plus obéissants. Riva est une de ces nouvelles héroïnes qui font rêver les foules. Jusqu’au jour où, sans la moindre explication, elle décide d’arrêter de sauter. Son entraîneur fait alors appel à la société PsySolutions. Hitomi, une jeune psychologue, est chargée de l’observer jour et nuit par le biais de caméras installées dans le luxueux appartement de la jeune femme afin de la remettre dans le “droit chemin”. Si elle échoue, elle risque de se voir reléguée dans les Périphéries, ces marges infâmes de la société...
Couronné par le Prix suisse de littérature, Sauter des gratte-ciel nous tend le miroir d’une société atrocement parfaite et horriblement bienveillante. Décrivant l’horreur de la transparence absolue, Julia von Lucadou signe une dystopie claustrophobique et obsédante, qui aurait sans doute passionné Michel Foucault.
Julia von Lucadou est née à Heidelberg en 1982. Titulaire d’un doctorat en sciences du cinéma, elle a travaillé comme assistante réalisatrice, rédactrice pour la télévision et patiente simulée. Elle vit entre Bienne, New York et Cologne. Sauter des gratte-ciel est son premier roman.
Critiques
Avec une confiance aveugle dans la technologie de leur combinaison Flysuit, des voltigeurs sautent des toits des gratte-ciel, enchaînent les figures acrobatiques avant de freiner leur chute au tout dernier moment pour de se poser sans encombre. Chaque saut devient un show orchestré au millimètre pour un public fasciné par ces athlètes dont la carrière médiatique, dans un monde ultra connecté, importe autant que la prestation physique. Riva Karnovsky, une de ces voltigeuses, parmi les plus célèbres et talentueuses, refuse soudain de sauter sans raison apparente. Hitomi Yoshida, jeune psychologue récemment embauchée par Psysolutions, est mandatée pour remettre Riva sur le droit chemin, lui faire reprendre l’entraînement et contenter ainsi ses sponsors. Cette dernière refusant tout contact, Hitomi use de moyens peu conformes à la déontologie de sa profession : pressions sur le petit ami de la star, surveillance constante après installation de caméras cachées, traçage de son téléphone, analyses de toutes les données disponibles, y compris son journal intime effacé du serveur, manipulation. Tout est justifié par la nécessité de « réactiver un potentiel perdu ». Hitomi, elle-même sous surveillance constante, a l’obligation de tout consigner dans des rapports, commentés en temps réel par son superviseur, Hugo Master. Son sommeil, ses activités sportives, ses séances de médiation sont enregistrées. Dans ce système ultra libéral axé sur la performance et la responsabilité individuelle, le traitement des données sans éthique au service de concepts nébuleux masqués par des anglicismes en vogue chez les managers modernes —coaching, mindfulness, feedback, digital cleanse, etc. – l’auto-contrôle prévaut. Le culte de la performance amène chacun à s’autoévaluer et à réajuster son comportement en fonction d’objectifs à atteindre qui sont autant de normes sociales. La moindre baisse de régime et le moindre échec peuvent être sanctionnés – en toute bienveillance – par une « relocalisation », pour ne pas dire un exil sans retour dans les Périphéries, ces banlieues sales, pauvres et « hors réseau » adossées à une mégalopole étincelante, entièrement verrouillée et réservée à l’élite.
La narration adopte le point de vue d’Hitomi, qu’on voit se faire broyer par un système méritocratique biaisé alors même qu’elle a, en bonne élève, une foi absolue dans les règles intenables qu’il édicte. Dans cette société artificielle où les émotions, les relations, les sentiments doivent rester sous contrôle, Hitomi, par ses ajustements constants aux exigences qui lui sont faites, semble avoir perdu les fondements de sa personnalité. Riva, perçue comme dépressive et inadaptée, montre en fait le che-min de la liberté. Cette dystopie effraie par sa proximité avec notre société contemporaine concurrentielle, mais aussi parce que personne ne s’y rebelle vraiment, puisque chacun est persuadé de pouvoir réussir. L’écriture souvent froide et distanciée se révèle efficace. Avec Sauter des gratte-ciel, récipiendaire du Prix Suisse de Littérature, Julia von Lucadou signe un premier roman maîtrisé qui, à défaut de révolutionner le genre, porte un regard lucide sur les travers de nos sociétés 2.0.