En écrivant son essai sur William Shakespeare au cours de 1863, Victor Hugo finit par en écarter deux morceaux qu'il convertit dans ce texte, un manifeste de 100 pages jamais publié de son vivant.
Le texte célèbre le rêve dans l'art, c'est-à-dire les fables mythologiques de l'auteur latin Apulée, la fantaisie de François Rabelais, le fantastique naissant chez Ernst Hoffmann, c'est-à-dire ce que Roger Caillois appellera le « merveilleux » et que nous nommons aujourd'hui « l'imaginaire ». La cime du rêve est un des sommets qui dominent l'horizon de l'art (…) D'un côté le fantastique, de l'autre le fantasque.
Le promontoire du songe est plus qu'un plaidoyer, c'est un acte d'accusation contre tout ce qui réfute le merveilleux dans l'art. Cette quantité de rêve inhérente au poëte est un don suprême. Il faut qu'il y ait dans le poëte un philosophe, et autre chose. Qui n'a pas cette quantité céleste de songe n'est qu'un philosophe.
Victor Hugo prend l'exemple de Voltaire, le philosophe qu'on lit aujourd'hui surtout pour ses contes. Dans ses contes Voltaire rêve, il pense d'autant plus. Il sort du réel et entre dans le vrai. Cette gorgée de chimère bue par sa raison le transfigure, et cette raison devient divination. Voltaire dans ses contes entrevoit presque, et entrevoit avec amour, la conclusion, disons plus, la catastrophe finale du dix-huitième siècle, catastrophe qui, historien, l'épouvanterait. Pour ceux qui auraient séché les cours d'histoire, la catastrophe évoquée ici est la Révolution française.
Ce qui est encore plus piquant pour l'amateur de merveilleux d'aujourd'hui, qui a peut-être lu un peu de Philip K. Dick et d'autres récits où réel et virtuel se mélangent et se confondent, c'est de lire Victor Hugo expliquer ensuite que l'état de rêve est l'état coutumier de l'humain. L'état de rêve éveillé est humain. Une certaine disposition d'esprit, momentanément ou partiellement déraisonnable, n'est point un fait rare, ni chez les individus, ni chez les nations. Et il cite entre autres l'Église catholique qui conjurait les animaux nuisibles de se retirer sous peine d'excommunication – c'est ainsi que les sauterelles furent vouées aux enfers, ou Louis XIV qui ne répugnait pas à parader déguisé en soleil, car c'est ainsi qu'il se voulait, Apollon de son temps.
Mais cet état de rêveur qui se révèle dans ces situations-limites est en fait notre condition. Nous vivons de questions faites au monde imaginaire. Nous sommes les aventuriers de notre idée. (…) Toutes ces vaines ombres humaines, eux, vous et moi, nous tous, tout cela chemine, chaque fantôme portant son ambition en équilibre sur son front.
Et dans le fond, la Nature ne rêve-t-elle pas aussi, la profusion de la bio-diversité ne témoigne-t-elle pas d'une rêverie qui combine et invente à l'infini ? Tu rêves donc aussi, ô Toi ? Pardonnes-nous nos songes, alors !
Cet appel à s'abandonner au rêve n'est pas sans nuances. Le plus sérieux remède préconisé par Victor Hugo contre les chimères qui pourraient dévorer le rêveur sont de s'ancrer dans les sciences, celles de l'humain et de la nature, et aussi celle de la vie qui s'offre et des leçons à en tirer.
L'introduction par Annie Lebrun est bienvenue, qui montre comment, malgré les apparences, notre temps tue le rêve. Lecteurs de fantastique, de science-fiction, de fantasy, de réalisme magique, si vous vous sentez aujourd'hui marginal en littérature, salut à vous ! Vous êtes dans l'ascension du promontoire des songes.
Sylvain FONTAINE
Première parution : 11/5/2021 nooSFere