Un père et son fils traversent l’Argentine par la route, comme en fuite. Où vont-ils ? À qui cherchent-ils à échapper ?
Le petit garçon s’appelle Gaspar. Sa mère a disparu dans des circonstances étranges. Comme son père, Gaspar a hérité d’un terrible don : il est destiné à devenir médium pour le compte d’une mystérieuse société secrète qui entre en contact avec les Ténèbres pour percer les mystères de la vie éternelle.
Un grand livre, où l’Histoire et le fantastique se conjuguent dans une même poésie de l’horreur et du gothique.
Née à Buenos Aires en 1973, Mariana Enriquez est journaliste et écrivaine. Véritable phénomène, Notre part de nuit a été couronné par de nombreux et prestigieux prix littéraires.
Au centre de Notre part de nuit, il y a l'Ordre, une organisation occulte, qui vénère un dieu incompréhensible et aveugle, l'Obscurité : un dieu qui a promis à ses adorateurs rien moins que la vie éternelle mais qui les dévore dans le même temps. L'Ordre est dirigé par la famille Bradford, établie à Londres et en Argentine. Les différentes parties du roman nous font découvrir trois générations de cette famille. Il y a d'abord celle des grands-parents, installés à Puerto Reyes, près de la frontière avec le Paraguay. Ils sont riches, avides de pouvoir, obnubilés par le culte et la recherche de l'immortalité. La deuxième génération, c'est celle de Juan, personnage central de la première partie du roman, et Rosario, à qui est consacrée la quatrième. Juan est un médium extraordinaire, capable d'invoquer l'Obscurité comme personne avant lui, mais il se rebelle contre l'Ordre afin de protéger le fils qu'il a eu avec Rosario, Gaspard. Gaspard est lui aussi un médium, son potentiel est plus grand encore que celui de Juan, mais il grandit caché aux yeux de l'Ordre. On le suit enfant, dans les dernières années de la dictature argentine, puis jeune adulte après le retour de la démocratie.
Alternant les points de vue, passant d'une époque à l'autre, Notre part de nuit est un roman multiple, pluriel, inclassable tant il aborde et brasse différents sujets. On peut le lire comme l'immersion au sein d'un culte lovecraftien. On pense immédiatement au Maître de Providence lorsque Mariana Enriquez décrit l'Obscurité comme « un dieu sauvage ou trop lointain » (p. 198), un dieu « indomptable [qui] mutile et engloutit » (p. 415), lointain cousin d'Azathoth, « dieu aveugle et idiot » (H.P. Lovecraft, Celui qui hantait les ténèbres). Mais cette plongée à l'intérieur de l'Ordre permet d'appréhender la complexité de la secte. C'est une véritable société avec son histoire et ses règles ; elle est traversée de luttes de pouvoir et de tensions sociales ; l'ambition personnelle y prend parfois le pas sur la dévotion. La pitié n'y a que peu de place : les mères tuent leurs filles, les pères infligent des épreuves douloureuses à leurs fils, les adultes sacrifient les enfants, les riches exploitent les pauvres. L'Ordre est tout aussi effrayant que les créatures démoniaques qu'il invoque. C'est une secte puissante et cruelle, dont il est difficile de sortir.
Notre part de nuit raconte aussi l'histoire récente de l'Argentine, en particulier la période qui s'étend de la fin de la dictature au retour de la démocratie, autour des années 80. La famille Bradford appartient à cette classe sociale qui s'accommode de tous les régimes et qui conserve l'appui du pouvoir quel que soit ce pouvoir. Aussi, les exactions de la junte n'apparaissent-elles qu'en filigranes dans le récit, à l'exception d'un très beau passage qui rend hommage aux Mères de la place de Mai (Le puits de Zañartú). La violence de la période (que Mariana Enriquez a connue enfant) est surtout présente métaphoriquement à travers les crimes liés au culte de l'Obscurité.
C'est également un roman d'horreur, de l'horreur la plus crue, exposée sans filtre dès les premières pages. La lecture est parfois éprouvante : fantômes, démons, l'Obscurité qui dévore littéralement ses adorateurs. Mais surtout, il y a ces enfants torturés, ces sacrifices humains, où aucun détail ne nous est épargné, comme on ne nous cache rien du long chemin de croix de Juan, de sa maladie qui fait de lui un mort en suspens, de son corps supplicié par les multiples opérations chirurgicales comme par les cérémonies qu'il dirige pour l'Ordre. Rien de gratuit, cependant ; Mariana Enriquez ne tombe jamais dans la complaisance ou le sadisme, mais elle entraîne le lecteur dans une ambiance moite et étouffante, à l'instar de l'atmosphère tropicale de la province de Misiones où réside la famille Bradford. Cette horreur se mêle d'érotisme, d'une description sensuelle des corps, même mutilés, d'une sexualité exacerbée, que ça soit dans le Swinging London ou à travers Juan, au charisme magnétique, qui séduit les hommes et les femmes avec son corps couturé de cicatrices.
Mais le principal atout de Notre part de nuit, c'est d'être une extraordinaire histoire d'amour entre un père et un fils. Un amour qui « pollue et rend possessif, sauvage, destructeur » (p. 530) mais que Mariana Enriquez exalte dans des scènes très fortes, comme lorsque Juan s'endort et que son fils vient s'allonger contre lui, l'oreille collée à sa poitrine de peur que le cœur de son père ne s'arrête de battre. Un amour qui brille avec assez d'intensité pour contrecarrer l'Obscurité. Juan est un père malade, presque fou, il aime son fils mais il l'aime mal ; il le brutalise, même si c'est aussi pour le protéger de l'Ordre. Ce personnage est sans doute le plus envoûtant du roman, à la fois victime et grand prêtre d'un culte lovecraftien, veuf inquiet et plein de rage contre la famille de sa femme, père aimant mais père violent, père tourmenté qui lutte sans cesse contre la tentation de réduire son fils à la seule continuation de lui-même, il suscite moins la sympathie que la fascination. Gaspard est un enfant privé d'enfance, trop tôt confronté à la mort et à l'arbitraire de pouvoirs autoritaires et violents. Son amour pour Juan est profond mais douloureux, tant parce qu'il a peur de ce père qu'il ne comprend pas, que par la certitude qu'il va le perdre à cause de sa malformation cardiaque, après avoir perdu sa mère.
Mêlant horreur et sentiments, porté par une écriture fluide et puissante, s'appuyant sur une structure narrative subtile, Notre part de nuit est tout à la fois un grand roman de littérature fantastique et un témoignage sur l'histoire récente de l'Argentine. C'est surtout une histoire d'amour âpre, douloureuse, intense, mais tellement belle.
[Critique parue exclusivement dans la version numérique de la revue]
Cela commence comme un road movie argentin : le père, Juan, emmène son très jeune fils Gaspar sur la route, ils fuient, mais quoi ? Ils ont une idée d’où s’abriter mais y arriveront-ils ? La mère, Rosario, est morte en de violentes conditions. Juan est malade du cœur depuis sa plus jeune enfance et son état de santé se détériore. Son fils commence à voir des morts. Il tient son don de son père, medium d’une mystérieuse organisation qui voue un culte à l’Obscurité, puissance maléfique et cruelle, avide de chair humaine. Juan est épuisé par l’exercice de ses talents de medium, et il veut soustraire son fils au destin que lui réserve le don qu’il lui a transmis. Mais comment s’y prendre ? Gaspar grandit, son père décline, et il faudra bien des excursus et des retours en arrière, au XIXe siècle pour comprendre comment ces deux personnages se sont trouvés dans cette situation, avant que le jeune homme ne scelle son sort.
Bien que le volume soit très épais, difficile d’en dire plus sur l’intrigue sans la déflorer, mais l’ambition littéraire est grande pour Marian Enriquez, après un recueil de nouvelles très remarqué, Ce que nous avons perdu dans le feu (traduit en français par les éditions du Sous-Sol et réédité en format poche cette année aux éditions Points). Notre part de nuit est un livre somme, où Histoire et fiction se mêlent au sein d’un dispositif narratif soigné qui fait voyager le lecteur à travers les XIXe et XXe siècles, et certains de leurs épisodes historiques les plus cruels, que ce soit en Argentine, lors de sa dictature et de ses révolutions, dans le Londres des années 70 ou encore au Nigeria de l'époque coloniale, tout en multipliant les points de vue. Ce sont non seulement les horreurs de la guerre mais aussi l’histoire des luttes contre les oppressions sociales qui sont convoquées : lutte des femmes contre le patriarcat, des enfants contre leurs agresseurs, des gays contre une société qui les maltraite. C’est, pour ainsi dire, une sorte d’étiologie du mal dans notre monde à laquelle se livre Mariana Enriquez, et les déchaînements présentés dans les scènes fantastiques résonnent familièrement avec les excès de rage des temps modernes. L’imagination est vive, la précision souvent chirurgicale, mais sans complaisance qui alourdirait le propos, et c’est ce qui peut faire la différence avec L’Échiquier du mal de Dan Simmons, par exemple. Par le talent, on pense bien sûr à Stephen King, H. P. Lovecraft, Richard Matheson, mais aussi à Borges, ou encore à Saer. Le substrat ethnologique sur la sorcellerie et la magie noire en Amérique latine mais aussi en Europe contribue à donner au livre son exactitude romanesque. Le malaise qui hante les personnages sans relâche rappelle bien évidemment les grands romans noirs, et il se mâtine d’une relation père-fils profonde et subtilement composée, tissée de malentendus, d’intentions indicibles, d’un véritable amour partagé. Notre part de nuit veut embrasser exactement la complexité de la vie et plus particulièrement de l’histoire récente de notre monde, sans renoncer aux puissances de la fiction fantastique. Et on finit par palper du réel sous l’étoffe effrayante : c’est l’essence de l’horreur que nous distille là Mariana Enriquez.
Arnaud LAIMÉ Première parution : 1/1/2022 Bifrost 105 Mise en ligne le : 11/2/2025