Comment expliquer que ce chef-d'œuvre de la littérature fantastique soit demeuré en grande partie inédit en France alors que sa parution originale date de 1895 ?
Peut-être est-ce dû à sa construction ? En effet, Les Trois imposteurs est une suite de récits indépendants qu'il était facile d'isoler pour les insérer dans diverses anthologies. Ainsi que le souligne le préfacier, c'est « une tapisserie au motif particulièrement élaboré — les Mille et une nuits transposées dans le Londres de la fin du XIXe siècle » (p.5). Dans un Londres que Lin Carter n'hésitera pas à appeler « Bagdad-sur-Tamise ». Cet hommage avoué aux Nouvelles Mille et une nuits de R.L. Stevenson, est donc composé d'un récit principal qui permet d'introduire diverses histoires effrayantes et édifiantes — procédé qui n'a en soi rien d'exceptionnel et que l'on trouvait déjà dans les Mille et un fantômes d'Alexandre Dumas.
Les nouvelles ainsi réunies sont de registres différents, mais elles ont pour point commun de distiller une angoisse sourde et une horreur subtile. Il suffira d'en distinguer une seule pour mesurer l'importance de Machen : l'Histoire du cachet noir est elle-même un chef-d'œuvre où l'on parle de la survivance d'un peuple ancien, d'un « peuple des fées » qui n'a plus rien de merveilleux (au contraire du Petit peuple de Lord Dunsany), mais qu'on perçoit comme monstrueux et terrifiant, sans parvenir à en cerner la nature. L'indicible et l'inommable sont à l'œuvre et on comprend bien pourquoi Lovecraft a toujours rendu hommage à Machen en affirmant que « parmi les créateurs contemporains responsables d'une peur cosmique poussée dans son sens le plus artistiquement élevé, très peu égalent le très original Arthur Machen. » (cité in Les Maîtres du fantastique en littérature, de Raymond et Compère, Bordas)
Malgré tout l'intérêt de ces différentes nouvelles lues indépendamment, leur mise en perspective dans une trame unique leur apporte un nouvel éclairage. Le prétexte du livre peut paraître assez mince : deux hommes confrontent leurs visions du monde et de l'imagination, avant d'être alternativement abordés par trois inconnus qui leur feront des récits terrifiants d'événements qu'ils auraient vécus.
Machen en profite pour s'interroger sur la place respective du fond et de la forme dans le récit. « Le sujet a peu d'importance, la manière est tout. Assurément, c'est celui qui s'empare d'une matière apparemment commune, et la transforme par la haute alchimie du style en l'or pur de l'art, qui fait preuve du plus grand métier. » affirme l'un de ses personnages. « C'est sans nul doute la preuve d'un grand métier, mais c'est un métier exercé avec bêtise, ou du moins à mauvais escient. C'est comme si un grand violoniste nous faisait entendre les merveilleux accords qu'il peut tirer d'un banjo pour enfant. » rétorque aussitôt son compère. La seule façon de trancher est sans doute d'affirmer que l'homme de lettres doit « inventer une histoire merveilleuse, et la raconter d'une façon merveilleuse » (p.29).
Cette querelle gagne ensuite un terrain que reconnaîtront les amateurs de fantasy et de science-fiction, celui de la plausibilité scientifique. Un des personnages est ainsi décrit : « quoiqu'il se targuât d'être matérialiste, il était en vérité le plus crédule des hommes, mais il demandait au merveilleux de revêtir les oripeaux bien propres de la science avant de lui accorder le moindre crédit, et les rêves les plus fous prenaient corps à ses yeux seulement lorsque la nomenclature en était sévère et sans reproche. Il riait de la sorcière mais tremblait devant les pouvoirs de l'hypnotiseur, haussait les sourcils lorsqu'on parlait de chrétienté mais adorait le proto-élément et l'éther. » (p.65) Le lecteur moderne peut s'amuser à retrouver ici le portrait du lecteur de science-fiction intransigeant et prêt à dénoncer la sottise du lecteur de fantasy capable d' « utiliser un kaléidoscope en lieu et place d'un télescope » (p.67) Cette superbe formule pourrait d'ailleurs résumer bien des discussions acharnées, alors même que les termes « fantasy » et « science-fiction » n'étaient pas encore connus en 1895...
Ces exemples montrent à quel point Les Trois imposteurs demeure un texte moderne, qui n'a rien perdu de son intérêt. Mais ce n'est pas tout. Comme le titre devrait le laisser supposer, Machen a piégé sa narration. Les trois narrateurs des différentes nouvelles fantastiques sont bel et bien des « imposteurs ». Leurs récits ne sont en fait que d'ingénieux canulars dont la finalité est tout autre. Contre toute attente, Machen dénonce ainsi ses propres histoires comme fausses, désamorçant leur charge de terreur...
Voilà peut-être pourquoi les éditeurs ont si longtemps hésité à publier cette troublante mise en abyme qui ressemble fort à une duperie. Mais c'est pour cela même que ce « roman » si particulier demeure intéressant, tant sa construction énigmatique soulève de questions passionnantes. Remercions l'éditeur Terre de Brume d'avoir enfin réparé une injustice.