Cette publication d'un choix des « Fables fantastiques » d'Ambrose Bierce vient compléter la série des œuvres de l'écrivain maudit dont le public français peut avoir aujourd'hui connaissance. À vrai dire, et malgré son titre, ce recueil s'inscrit bien davantage dans la tradition du « Dictionnaire du Diable » que dans celle des « Contes noirs » ou des « Histoires impossibles ». Le fantastique de ces fables reste strictement anecdotique. Il appartient au genre plutôt qu'au ton. Ce qui demeure proprement inimitable, c'est le style de Bierce, c'est le choix systématique du pire, multiplié par la brutalité d'une brièveté sans réplique. Plus que dans ses nouvelles fantastiques, Bierce s'y dévoile comme un rénovateur du nonsense, de l'absurde moderne. Il est – toute chronologie mise à part – comme un pont entre Swift et Jarry. Le Grand Dissuadeur de l'Habitude de Porter une Tête eût convenu à l'inventeur d'Ubu.
Et de cette comparaison surgit un étrange doute. Comme Jarry, sans doute, Bierce refusait un ordre, une société, celle-là que ses fables accablent, mais n'était-ce pas au nom des valeurs même de cette société ? Le personnage classique de Bierce, soldat, aventurier, anarchiste, cynique, amer, et pire : journaliste, ne procède-t-il pas de l'imagerie d'Épinal et de la panoplie-des-grands-ancêtres-du-surréalisme ? Bierce ne s'est-il pas voulu lui-même personnage d'un de ses contes, comme Jarry s'est voulu Ubu ? Sa meilleure, sa plus étonnante création littéraire ne tient-elle pas à ce mystère qui plane sur sa vie ? Au lieu du génie solitaire et au fond romantique à force d'imprécations que l'on se plaît parfois à imaginer, Bierce serait alors le bouffon conscient et grinçant, une sorte de prédicateur, à l'envers, d'une société qu'il ne roue de coups que dans la mesure où il se déteste lui-même parce que sachant qu'il lui appartient tout en refusant de l'admettre.
Le malheur de Bierce n'est pas de voir autour de lui les hommes si méchants, mais il est de ne pouvoir s'intégrer tout à fait à leur commerce. Rejeté, se voulant rejeté, Bierce aspire à entrer dans la ronde burlesque de ses héros et c'est sans doute pourquoi les personnages de l'auteur, du poète, font de timides apparitions sur le bord de la scène où se joue cette étrange et sarcastique comédie humaine. Comme tel, journaliste, Bierce apparaît aussi comme l'ancêtre, ô combien plus puissant, de nos modernes chansonniers, sinon de quelques-uns de nos échotiers. Et il me vient une idée au moment de conclure : c'est que certaines de ces fables pourraient fort bien s'animer sur la scène d'un cabaret rive gauche.
L'adaptation de Jacques Papy est comme d'habitude discrète et excellente. Les illustrations de Pierre Gauthier servent honorablement le texte. On trouve toutefois des réminiscences de Siné et de Topor, dans ces cartouches qui ne manquent pourtant ni de vigueur ni d'originalité. Livre en marge, livre qu'il faut savourer à petites gorgées, les « Fables fantastiques » d'Ambrose Bierce sont comme un alcool fort et exotique que tout amateur d'insolite se doit de conserver en sa cave.
Gérard KLEIN
Première parution : 1/7/1963 dans Fiction 116
Mise en ligne le : 25/8/2024