Alix E. HARROW Titre original : The Once and Future Witches, 2020 Première parution : New York, USA : Redhook, 13 octobre 2020ISFDB Traduction de Thibaud ELIROFF
LIVRE DE POCHE
(Paris, France), coll. Fantasy n° 37781 Date de parution : 25 octobre 2024 Dépôt légal : octobre 2024, Achevé d'imprimer : septembre 2024 Réédition Roman, 736 pages, catégorie / prix : 10,40 € ISBN : 978-2-253-24375-5 Format : 11,0 x 17,8 cm✅ Genre : Fantasy
Avant, quand l'air était si imprégné de magie qu'il laissait un goût de cendres sur la langue, les sorcières étaient féroces et intrépides. Ce temps n'est plus, les hommes ont dressé des bûchers, et les femmes ont depuis appris à se taire, à dissimuler ce qu'il leur restait de sorcellerie dans des comptines, des formules à deux sous et des contes.
En 1893, dans la ville de New Salem, les trois soeurs Eastwood se retrouvent par hasard dans le mouvement des suffragettes. Bella, l'aînée, est devenue une respectable bibliothécaire. Agnès, la plus forte, est ouvrière dans une usine sous les ordres d'un contremaître tyrannique ; et Genièvre, la benjamine, est recherchée pour le meurtre de son père, avec lequel elle a vécu seule pendant sept ans après le départ de ses soeurs. Malgré les conflits qui les opposent, elles vont se découvrir des dons qui ne demandent qu'à être révélés parla force de leur union. Car si, pour le moment, la magie est faible, l'exhumation de ces savoirs anciens pourrait bien tout changer.
Alix E. Harrow confirme qu'elle est l'une des voix majeures de la fantasy actuelle.
Bifrost
En 1893, dans la ville de New Salem, les trois sœurs Eastwood se retrouvent dans le mouvement des suffragettes pour obtenir le droit de vote. Agnès est ouvrière dans une usine, Bella est bibliothécaire, et Genièvre est recherchée pour le meurtre de son père. Dans ce monde où l’ancienne Salem a été ravagée par le feu pour détruire les sorcières, la magie existe toujours, mais elle est peu puissante, les sorts encore connus par les femmes n’étant utilisés que pour les aider légèrement au quotidien. Mais lorsque les sœurs Eastwood se heurtent au pouvoir et aux forces les plus conservatrices de la ville, elles partent à la recherche des pouvoirs anciens les plus puissants.
On avait lu l’année dernière le premier roman d’Alix Harrow, Les Dix milles portes de January, délicieux récit d’apprentissage mêlant amour des livres et univers parallèles, porté par un style aussi agréable qu’efficace. Changement de décor et de thème avec ce second roman, au contenu plus explicitement politique habilement mêlé à de la sorcellerie. Des trois sœurs Eastwood, deux subissent directement et violemment une oppression : Agnès, l’ainée, travaille dans une usine de coton sous les ordres d’un contremaître tyrannique et harceleur ; Genièvre, la benjamine, a passé sa jeunesse seule avec son effrayant père lorsque ses deux sœurs ont quitté le domicile. Seule Bella, la bibliothécaire, a connu un meilleur sort grâce aux livres. Leurs retrouvailles, malgré les conflits passés qui les opposent, vont recréer chez elles un sentiment de sororité leur permettant de combattre leur ennemi, Gideon Hill, archétype des forces réactionnaires et patriarcales, de s'entourer d'autres combattantes et de rétablir le lien avec les pratiques des générations précédentes. Car la magie, dans Le Temps des sorcières, n’est pas là pour la pyrotechnie mais plutôt comme un support physique de cette sororité et de la lutte contre l’oppression et comme un outil de défense transmis entre les générations. Assez finement, Harrow en profite pour multiplier les angles de cette lutte, d’abord grâce à la relation entre Bella et Cléo Quinn, rappelant que les femmes noires, en plus du patriarcat, subissent le racisme, mais aussi avec August, cet ouvrier qui a utilisé la magie avec d’autres travailleurs contre son patron, personnage allié malgré ses maladresses et sa méconnaissance des femmes.
Déroulant son intrigue sur plus de 600 pages, l’autrice alterne avec régularité scènes d’actions, rebondissements et passages plus intimistes, comme les relations entre les trois sœurs ou celle entre Bella et Cléo, le tout dans une prose limpide. Si Le Temps des sorcières vise avant tout un public young adult, avec son coté roman d’apprentissage, ses personnages archétypaux et son intrigue linéaire, son contenu est suffisamment riche et intelligent pour toucher tous les publics. Lisez Alix Harrow !
Le Temps des Sorcières est l’histoire des sœurs Eastwood : Bella, Agnès et Genièvre, trois gamines qui ont grandi ensemble dans l’Amérique de la fin du xixe siècle, loin de la ville, dans l’absence d’une mère morte en couches, la présence d’un père brutal, et la bienveillance d’une grand-mère un peu sorcière qui les a initiées à la magie. Les années passant et la violence paternelle ne connaissant ni trêve ni limite, les trois sœurs vont l’une après l’autre fuir la maison familiale, brisant ainsi les liens qui les unissaient jusqu’alors. Sans nouvelles les unes des autres, elles se retrouvent pourtant des années plus tard, et par le plus grand des hasards, à New Salem, précisément au moment où un phénomène surnaturel sème la panique en ville. Pour la pieuse population locale, il ne peut s’agir que d’une manifestation maléfique. Les sœurs Eastwood y voient plutôt l’opportunité de rendre aux femmes un pouvoir qui leur a été trop longtemps confisqué.
Le Temps des sorcières est un roman qui entretient un bon nombre de points communs avec son enthousiasmant prédécesseur, Les Dix mille Portes de January(cf. Bifrost n°105), à commencer par son contexte historique. Mais Alix E. Harrow insiste cette fois davantage encore sur les luttes sociales de l’époque, le mouvement des suffragettes réclamant le droit de vote, les conditions de travail iniques des ouvrières et, plus généralement, le peu de place accordé aux femmes dans cette société en plein essor. La sorcellerie, telle que la conçoit l’autrice, se situe aux antipodes de l’image négative que les fictions ont longtemps véhiculée. Elle est non seulement une source d’émancipation et de (contre) pouvoir, mais avant tout un savoir et une culture qu’il convient de préserver et de transmettre de génération en génération, à travers les livres, les chansons, la tradition orale, toutes ces histoires qui prolifèrent au sein du récit (formules magiques aux airs de comptines, variantes de contes célèbres, ici signées Charlotte Perrault ou les sœurs Grimm). La sorcellerie y est l’exacte opposée de l’ignorance et de la barbarie, de la force brutale à laquelle les sœurs Eastwood ont toujours dû faire face, depuis leur père jusqu’aux autorités de New Salem.
Et puis, dans ce roman comme dans le précédent, il y a cette écriture, toujours au plus près des émotions de ses personnages, de leurs désirs, leurs peurs et leurs espoirs. Sans la plume à fleur de peau d’Alix E. Harrow, les sœurs Eastwood seraient restées de mornes stéréotypes (l’érudite et timide Bella, la craintive et maternelle Agnès, la jeune et rebelle Genièvre). Au contraire, on les découvre au fil du récit dans toute leur complexité.
Le Temps des sorcières n’a sans doute pas la fougue aventurière des Dix mille portes de January. Le parcours de ses héroïnes semble tracé d’avance et, malgré les nombreuses embûches semées sur leur chemin, il ne déviera guère jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur objectif final. Le roman n’en est pas moins réussi et doté d’une identité propre pour autant, à la fois plaidoyer féministe résolument moderne, ode à la fiction sous toutes ses formes et émouvant portrait de femmes combatives et fortes. Alix E. Harrow confirme ainsi qu’elle est l’une des voix majeures de la fantasy actuelle.
Philippe BOULIER Première parution : 1/1/2023 Bifrost 109 Mise en ligne le : 27/6/2025