" Le nom de Tigane, effacé ! La haine de Brondin pesait tout entière dans cette malédiction destinée à venger la mort de Stevan, son fils. Par ce sort il effaçait le nom de la cité royale. Il l'ôtait de la mémoire de tous les vivants, nés ailleurs que dans la province. " Depuis ce jour fatal où son fils bien-aimé fut tué, Brandin d'Ygrath ne vit plus que pour sa vengeance. Il ne lui suffit pas que Tigane soit rayée de la carte, il faut aussi que tous les natifs de la cité meurent à leur tour. Qui peut contrer le tyran ? Alessan, le prince héritier, engagé dans la résistance sous le masque d'un ménestrel ? Dianora ? Originaire de Tigane, elle s'est juré de le tuer, mais elle a un désir profond de cet homme. Alberico, le sorcier, avec qui Brandin partage le pouvoir ? A la seule évocation de Tigane, des forces obscures s'affrontent... Ce grand roman d'aventures, somptueuse métaphore sur l'impérialisme et l'occupation, évoque la douloureuse expérience de l'exil en son propre pays et de la perte de son identité culturelle.
Critiques
Si cette histoire se déroule dans un monde imaginaire, l'auteur canadien, comme dans la plupart de ses œuvres, s'inspire (très librement) de situations historiques familières. Ainsi, la péninsule de la Palme a pour modèle l'Italie, avant son Risorgimento à la fin du XIXe siècle. Divisée entre neuf provinces, qui partagent un passé émaillé de guerres et de conflits malgré une langue, une religion et une culture communes, elle a succombé vingt ans auparavant sous les invasions successives des deux puissances du continent voisin. Les provinces de l'Est sont maintenant tenues par Alberico, guerrier-mage travaillant pour le compte de l'Empire de Barbardior, tandis que la partie occidentale vit sous la férule de Brandin, roi d'Ygrath, également sorcier. Si tout le territoire de la Palme souffre de l'occupation et des exactions des deux Tyrans, une province a subi un sort particulièrement abject : Tigane. Parce que son fils est tombé sur le champ de bataille face aux armées de Tigane, Brandin a exercé sur elle une vengeance implacable, non seulement en éliminant ses hommes et en rasant ses villes, mais en jetant une malédiction terrible. Depuis vingt ans, il a effacé la mémoire de son nom de tous les vivants nés à l'extérieur de son territoire, le remplaçant par l'appellation de Basse-Corte (insulte suprême, la province de Corte ayant toujours été la grande rivale de Tigane). Et grâce a sa magie, il entend rester en vie et maintenir cette malédiction jusqu’à la disparition du dernier survivant de la guerre.
Mais Brandin n'a pas tenu compte de la ténacité du peuple de Tigane, et surtout de la génération qui a grandi sous l'occupation. Menés par Alessan, le prince héritier, ces jeunes gens vont patiemment tisser un réseau clandestin de résistance à travers la Palme, attendant une opportunité, la faille qui permettrait non seulement la levée du sort concernant Tigane, mais la libération de la péninsule tout entière. Leurs espoirs restent minces, cependant, vu la supériorité écrasante des Tyrans, de leurs armées et de leur sorcellerie. La clé pourrait être Dianora, beauté originaire de Tigane et infiltrée dans le sérail de Brandin, dont elle devenue la favorite. Mais que vaut son serment, quand on est amoureuse de l'homme qu'on doit tuer ?
Le roman de Kay est très riche de tout point de vue. Comme histoire de la lutte d'un peuple pour conserver ses droits, et son identité même, face à l'impérialisme, il reste tout à fait pertinent à l'heure actuelle. Mais l'auteur n'a pas la main trop lourde ; il privilégie surtout l'intrigue et le jeu des personnages, tout en nous dépeignant par petites touches le tableau très vivant d'une société complexe, avec ses mœurs, coutumes et croyances, d'ailleurs fort différentes des nôtres sur certains plans. Il convient également de préciser que Kay évite soigneusement toute forme de manichéisme et que les acteurs, dans tous les camps, se voient confrontés à des dilemmes moraux, où ils doivent effectuer des choix difficiles entre les moyens et les fins, sacrifier certains principes et en subir les conséquences. Loin de célébrer un retour à l'ordre ancien (même si la nostalgie et le sens du « terroir » sont très importants dans ce livre) ou un progrès triomphal vers des lendemains qui chantent, Kay nous montre plutôt l'enfantement du neuf dans la douleur, la confusion et la détresse. C'est un très bel exemple de cet oiseau rare : une fantasy « réaliste ».
Tu laisseras tout ce que tu aimes, ce qui t'es le plus cher : c'est là le trait que l'arc de l'exil décoche en premier.
Dante, la divine comédie.
Deux rois sorciers ont conquis les neuf provinces de la Palme. Il y a quinze ans, leurs armées ont débarqué, l'une à l'ouest, l'autre à l'est, et ont affronté les neuf provinces divisées par leurs rivalités intestines. Une à une, la Corte, la Basse Corte, le Certando, l'Asoli, le Ferraut, l'Astibar, la Tregea et même l'orgueilleuse Chiara sur son île se sont inclinées. La dernière province, le Senzio, n'est plus qu'un enjeu entre les deux sorciers. Et le peuple de la Palme courbe l'échine et paye l'impôt à ses occupants, oubliant peu à peu sa fierté dans le khav et le vin bleu...
Devin di Asoli est un jeune musicien accompagnant une troupe itinérante. Par curiosité et par chance, il va se retrouver mêlé à un groupe secret d'hommes et de femmes opposés aux deux tyrans et décidés à rendre sa liberté à la Palme. Une longue quête commencera alors pour redonner à la Palme l'honneur et l'éclat qui étaient le sien.
Guy Gavriel Kay aime les vastes histoires épiques impliquant des personnages tendus par leurs dilemmes et leurs contradictions. Le voyage accompli par Devin, Catriana, Adreano et leurs compagnons vous fera découvrir de nombreux lieux de la péninsule de la Palme, très inspirée par l'Italie de la Renaissance. C'est la construction et l'originalité de son monde, ainsi que la richesse de ses personnages qui font le charme de ce roman. Loin des stéréotypes du genre, les personnages de Kay sont humains, attachants ou agaçants mais jamais neutres ; et si ses héros sont marquants, leurs ennemis le sont encore plus ; j'ose penser que vous n'oublierez pas facilement la figure royale et torturée de Brandin d'Ygrath.
On peut reprocher à ce roman ses quelques longueurs car l'intrigue de ses 700 pages aurait sans doute tenu sur 500. On pourrait aussi lui reprocher, mais à tort selon moi, d'avoir pris clairement appui sur une époque et un cadre historique donné pour construire son univers. Pourquoi à tort ? Parce que tout univers imaginaire est basé sur des références communes à l'auteur et au lecteur, que ce soit un univers de Fantasy ou de science-fiction. Les références que Kay a eu la bonne idée de choisir (l'Italie pleine d'intrigues et de divisions de la Renaissance, patrie de Machiavel comme de Michel Ange) lui permet de créer un cadre original sans avoir à traîner d'interminables descriptions pour réinventer l'architecture, la société ou la culture de son monde.
Enfin, last but not least, Tigane est un roman mature. Kay prouve que ce n'est pas parce qu'il place son histoire dans un monde imaginaire qu'il ne peut traiter de sujets comme l'identité, l'exil ou la destruction d'une culture. Et loin d'être des oripeaux destinés à ranger le livre dans un genre donné, les éléments fantastiques (magie, créatures fabuleuses) sont autant là pour faire rêver que pour servir l'histoire. Tigane fait partie de ces romans qui vous emmènent dans un monde et vous donnent envie d'y rester quand vous les finissez... Guy Gavriel Kay a assimilé là une des meilleures leçons de Tolkien.