J’ai fait, le mois dernier, l’éloge d’un livre « difficile » : « Tamerlan des cœurs ». Me voici en veine de récidiver à l’égard d’un autre livre presque encore plus surprenant : « L’homme nu », d’Henri d’Amfreville (Grasset), dont la difficulté arrive à faire l’effet d’une oasis après la facilité de Supervielle.
J’ai lu ce roman d’abord avec incrédulité, puis avec ahurissement, ensuite avec une exaltation croissante ; et s’il me semble impossible, en définitive, de parler à son propos de chef-d’œuvre – à cause de tout ce que le mot suppose de conformisme – je dirai sans hésiter que c’est là un des plus passionnants essais de fantastique métaphysique que j’aie jamais vus. Métaphysique : voilà le grand mot lâché, le mot suspect aux yeux des lecteurs qui hésitent à se donner le mal d’aimer une œuvre. Je crois pourtant que, s’il est difficile d’« accepter » immédiatement un livre aussi extraordinaire que celui-ci, il offre après coup à notre effort des récompenses sans mesure.
« L’homme nu » est un peu comme un objet d’une quatrième dimension qu’il serait impossible d’appréhender dans notre univers accessible au toucher. Je veux dire que l’énormité (sans nuance péjorative) de son sujet décourage à l’avance toute tentative de compte rendu analytique. Comment résumer en quelques lignes un argument qui, défait de tout son contexte soigneusement échafaudé, apparaîtrait comme ridicule, monstrueux ou barbare – sacrilège aux yeux d’un croyant, scandaleux à ceux d’un incroyant et, de toute façon, « insurmontable » ? Pourtant l’auteur a cru à ce sujet, l’a pris au sérieux, et qu’il parvienne à ce point à nous l’imposer ressort d’un phénomène dépassant, à mes yeux, le simple talent.
Du point de vue « technique », l’ouvrage se présente en fait comme deux contes fantastiques indépendants, mais confiés au même narrateur et relatant deux événements singuliers survenus à une quinzaine d’années d’intervalle dans la vie de celui-ci. Il les qualifie lui-même d’« aventures extra-humaines », de « contacts hors du monde » ; chacune de ces expériences est un coup de sonde, une ouverture fulgurante sur une explication de la destinée humaine. L’une et l’autre se recoupent fugitivement, presque comme par hasard, et leurs données conjuguées aboutissent à une conclusion diffuse, entrevue au cours du roman, mais qui est laissée imprécise. « Il y a plusieurs maîtres en ce monde et hors de ce monde », se contente de dire l’auteur ; et il ajoute : « J’attends d’être dans l’au-delà pour savoir ce qui est vrai et ce qui est faux sur la terre. »
Mais, par ailleurs, pour expliquer sa pensée, il se sert à plusieurs reprises du symbole de l’homme nu. Ces allusions un peu fumeuses (en même temps qu’un peu faciles) sont le seul élément légèrement discutable de son livre. L’homme nu, c’est l’homme débarrassé des arbitraires religieux et sociaux, un homme futur idéal qui retrouverait, dans cette « nudité » originelle, l’essence de sa condition : être l’équivalent d’un Dieu.
Dans ses deux aventures, le narrateur voit surgir sur sa route deux personnages étranges : un enfant illuminé, qui déclare être le nouveau Messie, et un demi-fou ataxique qui cherche à nuire à la société en engendrant une descendance héritière de ses tares. Or, il se découvrira que chacun d’eux est « traqué » par une sorte de « police » occulte (souvenir fugace de Kafka et de Cocteau). Et ils sont traqués parce que leur action pourrait mener à l’avènement de cet homme-dieu idéal. En effet, l’enfant-Messie s’insurge contre l’ancienne religion basée sur le culte de la souffrance, et l’infirme prétend miner et détruire l’ordre social – et ce sont-là les deux entraves à secouer.
Je ne donne à dessein qu’un aperçu extrêmement schématique de ce vaste sujet. Comme je l’ai dit, toute sa force est dans sa démonstration et il perd de ce pouvoir à être réduit à un résumé qui le trahit forcément. J’ajouterai simplement qu’il est inséparable, surtout dans le premier conte, de ses incidences religieuses. Qu’on admette ou qu’on rejette celles-ci, cela ne change rien d’ailleurs à la fascination qu’exerce cette œuvre « brûlant par l’intérieur ». Ce premier conte, notamment, qui se suffit à lui-même et pourrait se lire séparément, est à lui seul un récit fantastique dont la splendeur et l’étrangeté vous explosent aux yeux. Avec un art qui éblouit, l’auteur y aborde le thème métaphysique le plus audacieux qu’on puisse concevoir. Et cet inoubliable personnage d’enfant prédestiné, en lutte contre sa prédestination et contre la création, creuse en nous son propre mystère nous dévore du propre feu dont il se consume lui-même.
Il y a des livres qui vous envoûtent ; celui-là vous emprisonne. Son inattendu commence par désarmer, sinon par désarçonner. Et puis on reste captif de sa beauté terrifiante comme de celle d’un visage surnaturel révélé en rêve.
Alain DORÉMIEUX
Première parution : 1/11/1955 dans Fiction 24
Mise en ligne le : 7/4/2025