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Le Voyage de Tchekhov

Ian WATSON

Titre original : Chekhov's Journey, 1983
Première parution : Gollancz, février 1983
Traduction de Jean BONNEFOY
Illustration de Georges RAIMONDO

DENOËL (Paris, France), coll. Présence du futur n° 404
Dépôt légal : juin 1985
Première édition
Roman, 224 pages, catégorie / prix : 6
ISBN : 2-207-30404-3
Format : 11,0 x 18,0 cm
Genre : Science-Fiction



Quatrième de couverture
     En 1890, l'écrivain russe Anton Tchekhov entreprend un voyage historique à travers la Sibérie pour visiter la colonie pénitentiaire de Sakhaline. Un siècle plus tard, une équipe de cinéma soviétique s'apprête à commémorer l'événement en appliquant une nouvelle technique d'hypnose où l'acteur qui incarne Tchekhov croit revivre sa vie. Mais les événements rejoués par le comédien se mettent à diverger totalement de la réalité historique lorsque l'écrivain apprend qu'une mystérieuse explosion s'est produite dans la région de la Toungouska et décide aussitôt de monter une expédition sur les lieux.
     Or la fameuse explosion date en fait de 1908, quatre ans après la mort de Tchekhov...
     Mine de rien, avec son humour noir, grinçant et désabusé, somme toute, éminemment tchekhovien, cet étonnant jeu sur les pièges du temps est aussi un nouveau « paradoxe du comédien », une réflexion sur la fiction romanesque, les jeux de masque du réel et de l'imaginaire, en même temps qu'une métaphore évidente de certaines façons de « récrire » l'histoire.
Critiques
     Le voyage de Tchékhov pourrait être un simple livre didactique sur l'écrivain et la Russie du XIXe siècle, dont l'un des tours de force — et non le moindre — est d'être écrit à la manière de Tchekhov : de son style, on retrouve l'humour, la brièveté allusive, l'emploi fréquent de termes français, l'indécision des personnages, l'ambiguïté qui est à la base de leur richesse psychologique, etc. Mais l'identité Ian Watson/Anton Tchekhov ne s'arrête pas là.
     Le roman se déroule sur trois plans : Mikhaïl Petrov en est le narrateur, le fil conducteur. Devant incarner Anton Tchekhov dans un film relatant son voyage en Sibérie en 1890 pour visiter les prisonniers de Sakhaline, Mikhaïl Petrov est hypnotisé par Victor Kirilenko selon une nouvelle méthode qui lui permet de « devenir » Tchekhov. Mais son récit diverge de la réalité : l'écrivain part à la recherche de la météorite de la Toungouska, qui est tombée en 1908, quatre ans après la mort de Tchekhov. Mikhaïl relate en outre l'aventure d'une mission spatiale menée par Anton Astrov, que l'échec envoie s'écraser dans le passé, en Sibérie.
     Les délires de Mikhaïl semblent alimentés par les propos des scénaristes mettant le film au point, mais un brouillard très dense, vite qualifié de temporel, qui isole la maison campagnarde, semble rendre réel ce qui est dit : la Cerisaie devient, dans les œuvres complètes de Tchékhov, la Pommeraie, etc. Aucune explication avancée ne satisfait pleinement le lecteur (procédé typiquement tchekhovien : ne pas expliquer, mais donner des chocs à la sensibilité et à l'imagination du lecteur ou du spectateur, est un projet esthétique mais aussi une manière d'amener le lecteur à réfléchir, que Ian Watson reprend à son compte).
     Le brouillard, c'est l'anéantissement du temps — il est impossible de se déplacer sans revenir sur ses pas, de téléphoner sinon à soi-même ou dans le passé — qui se contracte en Mikhaïl Petrov, c'est l'espace vierge, le blanchissement qui permet de récrire l'histoire, de raconter (de même, Tchekhov dans la steppe enneigée suggère : « Supposons que cette expédition dans le désert blanc fût de plein droit un roman « (p. 139).
     Réflexion sur l'Histoire, le voyage de Tchekhov montre que celle-ci n'a de réalité qu'en fonction de son interprétation, que par ce qu'elle représente pour quelqu'un 1. Les scénaristes du film veulent faire de l'expédition tchekhovienne une métaphore de la conquête de l'espace sibérien. L'Histoire peut être manipulée, récrite, parce qu'elle est une fiction : « L'histoire est une fiction, un roman. C'est un rêve dans l'esprit de l'humanité, en perpétuel devenir... un rêve tendant vers quoi ?... vers la perfection (p. 204) ».
     Réflexion sur le comédien — Mikhaïl est bien la figure centrale du roman — l'acteur est celui qui échappe au temps et crée le réel (déjà, lors des répétitions de l'Ours, Tchekhov remarquait que chaque acteur jouait réellement son rôle : les amants s'embrassaient impunément sous les yeux du mari). Mikhaïl change l'histoire parce qu'il est Tchekhov, comme celui-ci est Anton Astrov, conquérant de l'espace céleste — ce nom est également celui d'un personnage d'une pièce de Tchekhov, Oncle Vania, dans lequel l'auteur reconnaît s'être beaucoup investi.
     Par réversibilité, Tchekhov est Mikhaïl, ainsi que le lui annonce ce dernier dans un rêve : « Je suis en train de jouer ton rôle et toi le mien ». Le comédien est si irrévocablement lié à son rôle qu'il est impossible de les distinguer l'un de l'autre, comme fiction et réalité sont indémêlables. Le véritable paradoxe n'est pas le vaisseau spatial s'écrasant successivement en 1908 et 1888, ad infinitum, mais l'assertion aux termes permutables : toute réalité est fiction. Ainsi, s'appuyant sur l'Histoire pour écrire une fiction, les scénaristes décident de raconter le récit délirant que fait Mikhaïl. Mais à partir du moment où cet imaginaire est devenu réalité, ils se rendent compte que leur scénario original, quel qu'il soit, n'est que du cinéma-vérité. Pourtant, la seule façon de démêler la fiction de la réalité reste de raconter des histoires. Ce peut être une définition du rôle social de l'écrivain : rêver le monde pour le parfaire.
     Réflexion sur la fiction romanesque, comme on l'a vu et par extension au Comédien incarnant d'autres personnes, ce qui est finalement raconté, c'est le processus d'élaboration d'une histoire. La plupart des mécanismes créatifs sont mis à jour (ceux du moins qui sont ceux de l'auteur) par l'intermédiaire de Mikhaïl construisant son récit par association d'idées, métaphores et mélanges. Comme entre les trois récits (axés autour de la triple figure Tchekhov/ Mikhaïl/Astrov) s'établissent des correspondances et des similitudes, des relations événementielles ou entre les objets que le lecteur ne peut manquer de noter, des réseaux semblables se forment dans la construction d'une fiction romanesque.
     Le point de départ de ce roman pourrait bien être La formation de l'acteur de Stanislavski 2, inconditionnel de Tchekhov, qui menait un long travail sur la conscience de l'acteur tendant à l'identifier au personnage : n'est-ce pas ce que fait l'hypnotiseur Kirilenko ?
     Œuvre dense et complexe qui suscite de nombreuses réflexions, ce roman brillant de Ian Watson correspond parfaitement à sa définition de la science-fiction : la science-fiction doit être scientifique, métaphorique, problématique, « même si elle trouve son origine dans l'homme, (elle) doit embrasser les questions les plus ultimes sur la nature du réel et la signification de l'univers, son origine et sa fin 3.


Notes :

1. De même, les histoires religieuses n'existent que pour ceux qui ont la foi. D'où les réactions virulentes des catholiques lorsque le Christ est pris comme personnage, faisant dire à Mgr Lustiger ayant réussi à interdire la participation financière française au prochain film de Scorsese, la dernière tentation du Christ, où Jésus succombe aux charmes de Marie-Madeleine : « La figure du Christ n'est pas disponible pour l'imaginaire ».
2. Petite Bibliothèque Payot n° 45
3. L'effet science-fiction, Igor et Grichka Bogdanoff, éd. Robert Laffont, p. 309.

Claude ECKEN (lui écrire)
Première parution : 1/10/1985 dans Fiction 367
Mise en ligne le : 12/3/2005

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