Des îles de la mer Egée à l'île inaccessible, la montagne plutôt, qu'habitent les Immortels, c'est à un match entre les dieux et les hommes que nous convie Hubert ; lui qui nous avait plutôt habitués à des humains bien ordinaires perdus dans la tempête de leurs propres conflits (cf. Scènes de guerre civile).
On peut penser à Zelazny, comme le suggère le « prière d'insérer », on peut se laisser entraîner par l'ambiance méditerranéenne pour évoquer les dieux de l'Olympe. Pourtant ces nouveaux dieux que sont les Immortels portent bien souvent des noms à consonance germanique (Glauber, « le croyant », Lieb-Geist, « aime l'esprit », Schuttel, « la secousse ») qui correspondent de près à leurs rôles. (Seule trace ici de l'alsacianité de Hubert.) Quant aux orages que manient lesdits immortels, il s'agit en fait de tremblements de terre — menace beaucoup plus substantielle contre les entreprises de la « petite humanité », comme ils disent. Je m'étonne que la SF traditionnelle n'ait pas eu plus tôt l'idée d'user des séismes ; depuis les interrogations du Siècle des Lumières sur la destruction de Lisbonne, le thème était, sinon dans l'air, du moins dans le sol !
S'il y a une « petite » humanité, c'est qu'il y en a une grande, et les Immortels ne sont pas moins humains que leurs sujets. Nous voici de retour à la vraie source du mal, l'humanité elle-même et ses rêves de pouvoir absolu : et leurs conséquences en termes de mal absolu, puisque tout ce que ces nouveaux dieux semblent capables de faire pour leur cheptel humain est de raser ses cités afin de mettre en place un ordre nouveau ne connaissant plus les individus que comme outils — plus précisément des « chevaux », supports physiques pour la possession mentale par l'un ou l'autre des Immortels.
Je ne peux m'empêcher de penser aux systèmes totalitaires de tout poil. La similitude est poussée encore plus loin : il est des groupes d'humains qui prennent d'eux-mêmes le parti des Immortels dans les archipels non encore soumis. Le « Souterrain » travaille pour Schuttel et les « Nouveaux Croyants » pour Glauber, mais au-delà de leurs différences superficielles (machinisme des membres du Souterrain contre cathédrales des Nouveaux Croyants), ne poursuivent-ils pas des buts semblables ? C'est à eux que va le dégoût le plus prononcé de la protagoniste, Mélinoa : « Les membres du Souterrain devaient espérer des privilèges exorbitants pour se réjouir ainsi des actions meurtrières des Faiseurs d'Orages. Peut-être étaient-ils simplement fanatisés comme les Nouveaux Croyants. Mélinoa ne cherchait pas à comprendre pour le moment. » En effet, elle ne cherche pas : quels abîmes de complexité se cachent derrière ce « simplement » ! C'est au lecteur d'aller les sonder...
Au-delà du « message » (l'humanité sera toujours le pire bourreau de l'humanité), il y a ici un solide roman, un roman d'aventures, mais oui ! Si Mélinoa, comme on s'en doute très vite, est un « cheval », possédée par Lieb-Geist, la moins antipathique des Immortels, c'est aussi un être humain vigoureux qui saura reprendre le dessus, dès qu'elle aura compris que les dieux ne sont finalement qu'humains.
Hubert mêle avec maestria les images de dévastation de Scènes de guerre civile et les interrogations sur l'identité et la conscience du Champ du rêveur ou de Couple de scorpions pour produire ce qui est sans doute son meilleur roman à ce jour. Et que je n'entende personne me dire qu'il est un auteur difficile !
Pascal J. THOMAS (lui écrire)
Première parution : 1/10/1984 dans Fiction 355
Mise en ligne le : 21/5/2005