FLEUVE NOIR / FLEUVE Éditions
(Paris, France), coll. Anticipation n° 1206 Dépôt légal : février 1983, Achevé d'imprimer : 17 décembre 1982 Première édition Roman, 192 pages, catégorie / prix : nd ISBN : 2-265-02189-X Format : 10,9 x 17,5 cm Genre : Science-Fiction
Quatrième de couverture
Mejiah est berger des chiens-mémoires, sur la planète Keizlé, créée par les Tours Divines pour le Seigneur Allaken. Infirme, souffre-douleur, promis à l'esclavage... n'est-il pas le mystérieux Nain Jaune que Dann le Technoï veut lancer contre les Seigneurs des Terres et des Cartes pour changer le monde ?
Critiques
« Plusieurs centaines de milliers de mondes formaient autour du soleil la Sphère de Gvör, dérivée d'un projet très ancien, la sphère de Dyson.
Sur cet univers, régnaient les Seigneurs des Terres et des Cartes. Une science quasi magique donnait à ces hommes et à ces femmes une puissance presque illimitée. Ils avaient en particulier le pouvoir exorbitant de créer ou de ressusciter des êtres humains pour peupler les innombrables planètes vierges de la Sphère » (p. 38).
On l'aura reconnu, ce cadre est celui créé et développé dans L'Orbe et la Roue, le « Laffont » de Jeury analysé dans notre numéro 336. Et ce désir de revenir à un moule pré-établi, de le remplir d'une matière un peu différente, est très jeuryen : car l'auteur est un homme de « séries » — mais pas de ces séries chronologiques à la manière d'un Wolfe ou d'un Pelot (et de bien d'autres), plutôt de sagas, où il brode a-chronologiquement à l'intérieur d'un vaste fragment d'Histoire.
Créateur d'univers, l'auteur n'hésite pas à référencer son œuvre (en affirmant par exemple que, contrairement à l'un de ses maîtres, on peut être Seigneur à la fois des Cartes et des Territoires — car ils se confondent dès lors qu'on a un pouvoir absolu — ou encore en reprenant à Farmer l'idée des démiurges ressuscitant les morts). Mais son projet créatif et sa patte d'écrivain sont suffisamment forts pour qu'à la lecture on oublie ses prédécesseurs : même si son berger Mejiah est une créature manipulée qui est la clé inconsciente d'une révolte et d'une transformation sociale, ce n'est pas à van Vogt qu'on pense, mais bien à l'auteur de L'Orbe et la Roue, dont le héros Mejiah retrouve encore une situation déjà exploitée : la présence en lui-même de deux autres individus, un chasseur, qui peut le transformer en guerrier, et une jeune fille, qui lui donne sa moitié d'orange.
Cette trinité exprime bien le désir d'empathie, toujours puissant chez Jeury. Et bien sûr nul triomphalisme belliqueux à la fin du récit (trop compliqué pour qu'on le détaille ici), mais seulement un changement d'état — autre schéma particulier à l'auteur... Dois-je dire que j'ai préféré ce petit Fleuve à son gros Laffont ? S'il est une mince critique qu'on peut faire à Jeury, c'est d'aller parfois se perdre lui-même dans le torrent foisonnant de son imagination, et de quelque peu faire perdre le fil à son lecteur...
Dans Les tours divines, on trouve ce qu'il n'y a pas dans L'Orbe et la Roue : quelques pages toutes simples dans le dernier quart du livre, où le héros, sans mémoire et projeté dans le passé, goûte une paix sylvestre toute simakienne. On a alors plaisir à côtoyer là le Jeury « paysan » que Gérard Klein avait si bien mis en lumière dans sa préface du Livre d'Or de l'auteur. Cette sensualité calme et lumineuse qui lui va si bien trouve sa sève au plus profond de ses racines. On aimerait que Jeury aille boire plus souvent à cette source.
Ce livre est sans doute le premier de Michel Jeury à me poser un véritable problème — une hésitation critique pour tout dire. De l'aveu même de l'auteur. Les tours divines sont du même cycle que L'Orbe et la Roue sans l'être vraiment. En effet, l'action se situe en un monde, la Sphère de Gvör, qui n'est pas sans rappeler la Sphère de Govan. Par ailleurs, les Seigneurs des Terres et des Cartes qui apparaissent ici sont présentés comme les descendants des Géoprogrammateurs que l'on rencontre aussi bien dans d'autres Fleuve que dans la série des Colmateurs.
Ce qui me pose problème n'est pas tant cette insertion dans un même monde — au contraire, si cela était !.. En fait, i ! ne semble pas que Les tours divines soient une variation sur des données similaires de base, mais plutôt une autre version de L'Orbe et la Roue. Si l'on analyse quelques structures des deux livres, on trouve en effet plus d'une convergence : affrontement Technoïs/Seigneurs qui répond à la rivalité Ingénieurs/Seigneurs, personnages qui découvrent brusquement qu'ils sont créés de la veille (comme Mark sur Maria 3), Evlins espions des Tours ainsi que les melivelins le sont des Ingénieurs, Mejiah « nain jaune » de Dann comme Mark agent de Nimitz, héros possédant plusieurs personnalités (Nejiah qui est aussi Loreni et le « chasseur fou », Mark qui est Paula et le soldat au fusil), enfin nombreuses chutes de macrolicts dans les deux romans. Une telle convergence montre suffisamment que Les tours divines est loin d'être une autre histoire dans un même cycle, mais constitue bien une autre face du même récit. Et ceci, de quelque manière qu'on le perçoive, n'est pas neutre.
Deux approches sont en effet possibles. D'une part, on peut considérer que désormais, contrairement à ses déclarations, Michel Jeury hiérarchise ses productions et fait de ses Fleuve Noir, soit les brouillons, soit les doublons de ses livres plus « ambitieux ». Ce serait dommage — et assurément du talent gâché. D'autre part, on peut ne retenir que l'aspect ludique des choses : le plaisir de l'écrivain à construire des histoires identiques sur le fond mais subtilement différentes quant aux détails, et le plaisir du lecteur qui décrypte l'entreprise. Mais sans doute cette seconde interprétation suppose-t-elle une lecture à un degré qui serait loin d'être le premier ! Gardons-nous de trop théoriser.
Je ne parviens pas à trancher. Et je laisserai à Jeury le bénéfice du doute, tout en souhaitant que son prochain Fleuve Noir approfondisse son univers personnel de manière autonome. Et ceci dit, s'il paraît fabriqué au lecteur de L'Orbe et la Roue, ce petit roman se lit sans déplaisir. L'écriture de Michel Jeury, c'est autre chose que Dartal, Jan ou Piret...