« Tu dois bien comprendre, dit le prince d'un ton à la fois doux et ferme, que ceci est l'histoire de la famille Dramoclès, en premier lieu. En deuxième lieu, elle est celle des personnages de leur suite et de leurs amis. En troisième lieu, loin derrière et uniquement quand nous le jugeons bon, celle des différents porteurs de hallebardes qui viennent donner leur réplique sur la scène de notre saga, et disparaissent à notre commandement. Nous choisissons ces gens, Vitello, et il n'est pas conforme aux intérêts de la famille de laisser débarquer des surnuméraires se poussant du coude, avec leurs secrets vulgaires inventés selon l'humeur du moment. Me suis-je bien fait comprendre ? » (p. 63).
Avis au lecteur : le ton est donné. La nouvelle loufouquerie signée Sheckley se situe dans la lignée des précédentes. Les aventures burlesques de ce souverain (Dramoclès = Drame + Damoclès) persécuté par un Destin tarabiscoté qui le somme d'entreprendre guerre sur guerre n'est qu'une variante du thème de la poursuite qui, de La dimension des miracles au Temps meurtrier en passant par La dixième victime, semble obséder l'auteur. Bien entendu, ce n'est pas le seul objet du livre ; ce serait trop simple.
Les références à une culture multipolaire (n'oublions pas que Sheckley est un globe-trotter) sont nombreuses. En premier lieu, l'humour grinçant qui donne le ton du roman renvoie à Swift, avec sa dimension de satire sociale. Le tragique est là, aussi, avec Shakespeare, pour les jeux du pouvoir, et Sophocle, pour le drame familial. Car la théâtralité du livre est évidente. L'aventure passe après le discours. Discours d'ailleurs enchâssés, en gigognes, en cicognes, en vigognes... La dérive est aussi celle du langage, l'aventure est aussi celle du discours.
L'ouvrage prend l'apparence d'un de ces « soap opéras » (librement traduit par « opéra-mousse » sur la quatrième de couverture ; on connaît mieux l'expression « opéra de savon », à cause des marques de savon, justement, qui les sponsorisaient, notamment dans les années cinquante) dont les médias, de la radio à la télévision (bonjour Dallas !), sont friands. Des chapitres courts, aux nombreux dialogues, renforcent encore la ressemblance. D'ailleurs, ils paraissent des bulles, qui explosent l'une après l'autre... L'importance des références françaises surprend : Sheckley aurait-il écrit ce livre hors de son récent séjour à Paris ? On lit ainsi les noms Lesieur, Roche & Bobois, Soissantuitards...
Cette critique pourrait donner l'impression d'un roman compassé, pesant, lourd de références. Heureusement, il n'en est rien. Sheckley retrouve sa patte satirique, acide, mordante. Ce pastiche est un clin d'œil à goût de pistache qui se résout en éclat de rire. Youpi.
Pierre-Noël DUILLARD
Première parution : 1/4/1984 dans Fiction 350
Mise en ligne le : 1/11/2005