Voici un livre qui a besoin d'être défendu. Nous entendons déjà toutes les critiques. Ce n'est pas un roman, à peine une longue nouvelle. Les personnages sont interchangeables un nom, pas de caractère, pas de réalité physique. Un style terne, sans couleur ni image. Encore une histoire d'insectes à la conquête du monde ! C'est de la SF de grand-papa.
Tout cela est exact, comme il est vrai que « La guerre des mouches » de Spitz était à la fois plus plausible et plus inquiétante. Les mouches restaient des mouches ordinaires, au départ la mutation ne leur avait donné qu'une « intelligence » comparable à celle des fourmis. Ce n'est que peu à peu qu'elle s'amplifie, alors qu'ici les insectes ne tardent pas à maîtriser l'espace-temps, se cachant dans ses replis. Plus inquiétante aussi à première vue, car les mouches de Spitz sont plus plausibles que ces insectes géants, parasitant les femmes enceintes, pour que leurs larves se nourrissent de l'embryon. Enfin le récit de Spitz était peut-être d'une horreur plus désespérée, mais masquée sous l'abondance des détails cocasses ; sur ce point sa verve n'était jamais en défaut : le discours de Mussolini, l'U.R.S.S. adjoignant le chasse-mouche à la faucille et au marteau, les mouches à jupettes regardant s'agiter les autres en se croisant les pattes. Tous détails rassurant le lecteur, lui permettant de ne pas y croire, bien que l'horreur profonde du récit perçât en plus d'un endroit la trame fantaisiste.
Au contraire « La fin du quaternaire » est un cauchemar soutenu, s'ouvrant à la page 2 par l'apparition de la première larve et se poursuivant sans relâchement jusqu'à la vacillante lueur d'espoir des dernières pages. Quatre récits de témoins et le témoignage d'un inconnu, se recoupant, nous donnent, par phrases ternes et sans éclat, sans jamais élever la voix (« Pas de grandiloquence » : p. 83), des lambeaux de la lutte menée par l'homme contre les envahisseurs. Lutte menée sans illusion, pour sauver une humanité qui s'est refusée à regarder la vérité en face, lutte contre quelque chose de pire que la guerre (« La guerre s'arrête un jour, mais ça… » : p. 101), lutte qui oblige les hommes à retourner au Moyen Âge : « Songez un instant que nous possédons des avions à réaction, des bombes atomiques, des fusées téléguidées, et que nous sommes obligés de bâtir des ponts-levis que nous relevons la nuit. »
Ce qui fait le prix du récit, c'est d'abord ce style simple, net, sans fioriture, maniant constamment la litote et la réticence, suggérant plus qu'il ne dit. « Il regarda la chose un moment sans bouger, un peu pâle, s'humectant les lèvres : « Vous avez raison, c'est à vomir. » Placé dans la bouche d'un chirurgien, voilà qui en dit plus long que les descriptions les plus détaillées. Ce qui n'empêche pas la force des récits contant la lutte aux Indes ou la destruction de Clermont.
Puis il y a la dignité des personnages ne s'abandonnant ni à l'horreur ni à la panique, celles-ci faisant place à l'attention scientifique, à l'observation et l'étude qui seules peuvent permettre la lutte contre le péril. Si même en leur cœur ils désespèrent, ils demeurent à leur poste, quoi qu'il arrive, car il reste avant tout la dignité de l'humanité à sauver, « Nous avions dans l'angoisse et dans le sang obtenu nos lettres de noblesse, l'insecte les détruisait silencieusement et lentement » : p. 39.
Et cette lutte nécessaire, ils la mènent sans haine, car les insectes ne sont peut-être pas des monstres. « C'est ça le plus pénible : leur regard. Ils ont des yeux comme vous et moi, plus grands peut-être ; des yeux sombres, tristes, qui vous empêcheraient d'agir si vous les contempliez longtemps. » Il y a heurt des deux races, l'une doit absolument triompher de l'autre si elle veut survivre, car leurs domaines sont par trop étrangers ; du moins, ni d'un côté ni de l'autre, n'y a-t-il l'explosion de cette haine viscérale et basse qui traîne trop souvent dans de tels récits.
« La fin du quaternaire » est peut-être d'une construction vieillie pour le goût de certains fans, mais ce roman nous change de tant d'imitations, parfois fort réussies, des auteurs américains. Et c'est sans doute en restant purement français, en puisant dans leur fonds propre, que les nouveaux venus pourront créer une école originale.
Jacques VAN HERP
Première parution : 1/3/1962 dans Fiction 100
Mise en ligne le : 30/12/2024