Après
Il est difficile d'être un dieu l'année dernière (critique in
Bifrost n°56), la collection « Lunes d'encre » poursuit la réédition des œuvres majeures des frères Arkadi et Boris Strougatski avec — toujours sous de très belles couvertures de Lasth — deux titres particulièrement marquants,
L'Ile habitée et, bien sûr, le célébrissime
Stalker, ou Pique-nique au bord du chemin [...]
1.
Si
L'Ile habitée ne saurait prétendre à semblable statut, ça n'en est pas moins à son tour un roman fort intéressant, très proche dans ses thématiques d'
Il est difficile d'être un Dieu (le camarade
Patrice Lajoye, dûment interrogé à ce sujet, a confirmé que les deux romans pouvaient être considérés comme faisant partie d'un « cycle » plus ou moins informel et comprenant en outre
Tentative de fuite, antérieur, puis
Scarabée dans la fourmilière et
Les Vagues éteignent le vent), mais en bien plus convaincant.
Le roman débute d'une manière atrocement banale que n'aurait pas reniée
Jack Vance. Maxime, un jeune Terrien du GRL (Groupe de Recherches Libres) s'échoue sur une planète « archaïque » (dont le stade de développement correspond approximativement à celui de la Terre des années 1960, en somme...). Bientôt rebaptisé Mak Sime, il y fait la découverte d'un terrible régime totalitaire, une dictature militaire qui s'en prend aux « dégénérés ». Ceux-ci souffrent considérablement des ondes émises par des tours implantées à travers la majeure partie de l'île habitée, et c'est ce qui permet de les identifier. Mais — lâchons le mot, puisque la quatrième de couverture ne s'en prive pas — , la véritable fonction de ces tours est tout autre : elles permettent le contrôle de la population ; et c'est parce que les « dégénérés » y sont insensibles qu'ils constituent une menace pour le régime... Mak Sime n'accepte pas cet état de fait : il rejoint bientôt le maquis et se fait résistant, prêt à tout pour renverser le régime « fasciste » des Pères Inconnus...
A la lecture de ce roman (bien plus long que les deux précités), il est une chose qui frappe immédiatement : on n'en revient tout simplement pas qu'un tel ouvrage («
le plus politique des romans des frères Strougatski », dit la quatrième de couverture — euphémisme !) ait pu être publié en Union soviétique en 1971 ! Aussi avons-nous de nouveau fait appel aux lumières du camarade Lajoye pour tenter d'expliquer cette étrangeté. Il y a tout d'abord le personnage de Maxime, qui est censé être le
Komsomol parfait, le surhomme, l'
homo sovieticus. Certes... Mais malgré tout, et quand bien même le régime qui nous est présenté est qualifié de « fasciste », il n'est guère difficile de lire entre les lignes... Mais il est vrai qu'il est toujours possible de faire un double discours, dans une optique brejnévienne. En outre, la popularité des Strougatski les rendait relativement intouchables, et enfin l'Union des écrivains ne s'intéressait plus à leur cas, contrairement aux années 1960, dans la mesure où elle ne les envisageait que comme écrivant des ouvrages puérils... Aussi le roman échappa-t-il largement à la censure, et seuls quelques passages concernant le fonctionnement interne des Pères inconnus, guère primordiaux, durent-ils être réintégrés (ils furent néanmoins plus nombreux que pour les deux autres romans, semble-t-il). Etonnant, tout de même...
Quoi qu'il en soit, c'est bien ce caractère éminemment politique qui fait tout l'intérêt du roman (par ailleurs très enlevé et palpitant, même si parfois un peu gros... et on avouera que le « surhomme » Maxime a quelque chose de profondément agaçant !) : la réflexion sur le politique, notamment sur le volontarisme politique et la notion de progrès, est tout à fait passionnante — et pertinente hors de tout contexte historique spécifique, même si on constatera que la situation actuelle de la Russie rend la lecture de
L'Ile habitée d'autant plus troublante...
Un chef-d'œuvre et un très bon roman d'une actualité et d'une pertinence étonnantes : la collection « Lunes d'encre » nous a gâtés avec ces deux très belles rééditions des frères Strougatski. On en conseillera vivement la lecture à tous les amateurs de grande science-fiction, quelle que soit ses origines : la meilleure littérature n'a jamais eu de frontières.