Encore un Orphée, direz-vous, encore un enfer de science-fiction, encore un rhabillage des vieux mythes avec poteau indicateur à la clé et reconnaissance obligatoire des dieux et démons passés à la chirurgie esthétique, maquillés et rebaptisés pour la peine. Un mélange des Enfers païens et de l'Enfer de Dante avec un soupçon de technique. Indiscutablement, mais le talent de Vladimir Volkoff a consisté à décrire une géhenne burlesque, à prolonger en quelque sorte, de façon convenablement grinçante, la fameuse séquence d'Hellzapoppin. Dans cet empire souterrain de Nécrozonie où l'on ranime les défunts pour leur permettre d'être des morts mobiles, industrieux et efficaces, d'où le rire est absent parce qu'un ricanement perpétuel semble s'être figé sur les visages, les pitres font la loi. C'est-à-dire les irresponsables. Des juges morts condamnent les morts à mort, c'est-à-dire à une vie pitoyable et automatique assortie de tâches plus ou moins infamantes, dont la plus réjouissante consiste à nettoyer avec un balai les intestins des dinosaures. Des médecins tout aussi morts tentent des expériences de résurrection et se flattent en somme d'avoir encadré la vie entre deux tranches de glace. Une civilisation interminable achève de s'enterrer dans sa propre logique et finit par ne plus compter que des esclaves, morts bien entendu, qui malgré la haine qu'ils ont de leur état n'envisagent que de le perpétuer. Le Prince de Lumière, ultime descendant d'un peuple surancien, est un play-boy fatigué qui se montre poli avec les dames vivantes que lui procurent ses ministres zombies dans l'espoir de voir ce vivant assurer sa succession.
Mais les pitres viennent aussi d'en haut. En fait, ils viennent tous d'en haut. Ils passent, en légions, de l'autre côté du miroir, et n'y rencontrent en somme que la version extrême de leur monde habituel. Il leur arrive même de déborder tout vifs, en profitant de ces subterranéens couloirs que la technique a forés dans les entrailles de la planète. L'enfer de Volkoff a poussé ses racines jusqu'à la surface, et c'est par rames entières qu'il engloutit des morts déjà consentants.
Le livre de Volkoff est-il pour autant une satire ? Certes pas. C'est sans doute même l'aspect proprement satirique de son ouvrage qui en est le point faible. La qualité du livre de Volkoff tient à son caractère onirique, à son allure de cauchemar, à sa logique soudain cisaillée par la démence pure. Dans ce roman picaresque et sardonique, la poésie tient une place aussi, celle de l'échec. Pour la première fois peut-être, Orphée apparaît, non pas impuissant, mais écrasé, dépassé, désuet, laissé pour compte. Il a beau se promener avec son violoncelle dans le métro et retrouver dans un wagon désert une Eurydice Marie-Anne, aux joues violettes, il a beau charmer les brontosaures, il n'aura l'oreille ni des morts ni du prince de lumière. C'est un cas. Alors on le laisse errer. L'amour ici n'est plus fort que la mort que l'espace d'une illusion, d'un souvenir tôt effacé. Orphée Petit Nicolas, deuxième classe de l'armée française, est décidément le lampiste du sentiment. S'il a raison, il est le seul à le savoir.
Et il a raison, bien entendu, quoique la morale du livre de Vladimir Volkoff soit pessimiste et désenchantée. La haine et l'ambition survivent seules à la mort. Dans l'empire des trucidés, Mauvisage l'aventurier saura se tailler une place. Parce qu'il est un vrai dur, et que débarrassé de toute pression artérielle, il peut donner sa pleine mesure. Il obtient même d'En-haut une compagnie de parachutistes pour nettoyer l'En-bas et s'y faire belle place. Bien entendu, il reviendra. Demain ou après-demain. Bref, nous n'avons rien de bon à attendre de la mort.
Ce qui manque au roman de Volkoff pour être un très grand roman, sinon de science-fiction, du moins de « fantaisie », c'est un peu plus de rigueur dans la forme, un peu plus d'égalité dans le niveau des gags. Certains sont éculés et ont dû être réanimés pour la bonne cause. Mais tel quel, allant son petit bonhomme de chemin, se moquant allègrement de lui-même et des grands thèmes de la science-fiction, sinon de la pseudo-science, il vaut d'être lu, et même un peu mieux. Peut-être la science-fiction française, si l'on tient à poursuivre le petit jeu des équivalences, tient-elle avec Volkoff son Sheckley ou son Brown.
Gérard KLEIN
Première parution : 1/10/1963 dans Fiction 119
Mise en ligne le : 29/7/2024