Cette élégante créature grise, que, faute de mieux, les habitants de Victoria ont baptisé héron, est le témoin silencieux et énigmatique des démêlés du Peuple de la Paix avec ses oppresseurs de la Cité. Les deux communautés ont été jadis déportées sur cette planète éloignée de la Terre : l'une à cause de sa contagion pacifiste, et l'autre sa soif de pouvoir et de violence. Les contestataires de la Zone réussiront-ils à échapper aux foudres répressives des orgueilleux citadins ?
Mais le conflit entre les modèles sociaux n'est pas si manichéiste qu'il en a l'air. A travers ce magnifique roman de scien-fiction, l'auteur développe en fait le thème de l'Eternel Retour : à preuve, la symbolique omniprésente de l'anneau et du cercle, dont l'oeil du héron est en quelque sorte le miroir muet.
S'inscrivant dans la perspective classique du cycle galactique (space-opera), Ursula K Le Guin renouvelle néanmoins le genre de fond en comble en développant un relativisme social qui nous éloigne du pessimisme simpliste généralement de rigueur. C'est ce qui fait l'autorité et l'originalité de cette grande dame de la SF.
Critiques
La déception du lecteur est à la mesure de l'espoir dont il charge émotionnellement un livre, et cet espoir à la mesure de la réputation d'un auteur. Il est dangereux de vivre, surtout littérairement, sur une réputation. Ceci est donc le dernier livre, sauf erreur, de l'auteur de La main gauche de la 'nuit et des Dépossédés. Sans être méchant, on peut très vite comprendre pourquoi il paraît en « Superlight », et non sous la digne couverture argentée qui habille traditionnellement les ouvrages de Le Guin. Celle-ci est-elle atteinte du syndrome de Silverberg ? (Encore que ce dernier, dit-on, redevienne peu à peu un grand Silverberg.) Déçue par le milieu de la SF, serait-elle prête à lui livrer à peu près n'importe quoi ? Car quelle déconvenue... Avec ou sans sanglot... Ursula Le Guin nous apparaissait, au travers des livres cités plus haut comme au travers de l'analyse fine administrée par Klein dans sa préface au Livre d'Or, comme l'auteur délivrant au mieux, toujours au cœur d'un récit passionnant, ses idées de tolérance et de résistance aux pouvoirs forts. Apparemment, L'œil du héron reprend l'affrontement idéologique qui fondait Les dépossédés : l'utopisme anarchiste et pacifiste face à l'autoritarisme. Sur un mode mineur, dira-t-on en manière d'excuse. Mais quel auteur véritable a besoin d'excuses ? Ce petit roman est maladroit et loupe son but, s'il en possède un.
Quelle plus grande maladresse, en effet, que de faire de sa société autoritaire et fascisoïde la descendante d'une colonie d'anciens bagnards ! A trop vouloir démontrer, on se plante remarquablement. Les fils de bagnards ne pourraient donc qu'être fascistes et misogynes ? Et il n'y aurait pas de tendances autoritaires ailleurs que dans une société de réprouvés ? Manichéisme, manichéisme, quelle erreur, Ursula ! Où sont donc les moyens tout en demi-teintes et en non-dit qui faisaient tout le fonctionnement esthétique de vos précédents romans ? Pour une fois, peut-être, vous avez voulu clairement délivrer un « message ». Répudier le modèle conquérant de la société machiste ne peut avoir lieu au travers d'une telle caricature.
L'ambiguïté fondamentale du discours pacifiste se voit également gentiment évacuée. Pas d'analyse, même indirecte. Une explosion de violence finale suffirait à tirer un trait sur le mouvement pacifiste dans son ensemble ? Ne deviendrait-on pas un peu trop américaine, ces temps derniers ?
Ursula Le Guin a souvent regretté, entre autres dans des articles théoriques, l'absence de préoccupation d'une « vraie » littérature en SF (ce qui, pour moi, revient à de la nostalgie de palmes académiques). Mais ce livre ne travaille certainement pas en ce sens. Ni en aucun sens. Il vaut mieux l'oublier. Vite fait.
N'oublions pas Ursula Le Guin ! Notre beau pays est, hélas, en train de prendre un retard considérable sur la production, toujours remarquable pourtant, de cette grande dame-écrivain...
En effet, jusqu'à ces dernières semaines, son roman le plus récent traduit en français restait l'admirable Les dépossédés (rééd. Presses Pocket), et le plus récemment paru ici Le nom du monde est forêt(Laffont, « Ailleurs et Demain », majoré d'un remarquable article de Gérard Klein), tous deux traduits par la plume alerte et fidèle d'Henry-Luc Planchât. C'est dire que depuis quatre ans, aucun ouvrage signé d'Ursula Le Guin n'avait vu le jour chez nous, et que depuis 1974 (parution originale de Les dépossédés aux USA) les livres inédits en français s'étaient accumulés. 1976, le beau et mystérieux recueil de nouvelles, Orsinian Tales, relatant les légendes, les faits-d'hiver, les histoires d'un pays imaginaire situé en Europe Centrale, Orsinia 1 ; 1978, le roman The eye of the heron compose le principal du sommaire d'une excellente anthologie de SF féminine ; en 1979, Malafrena, gros roman historique, conte, en suivant révolution spirituelle d'un jeune intellectuel d'origine aristocratique, les événements révolutionnaires qui, aux alentours de 1830 et en écho à ce qui se déroule en France, accompagnent la prise de conscience de son identité nationale par... l'Orsinia. Livre superbe, tout aussi encensé par la critique américaine non spécialisée que boudé par le public SF. Et pourtant quelle maîtrise admirable, quelle maturité ! Continuons : en 1980, c'est The beginning place, qui se partage entre la peinture amère de la vie de deux adolescents dans une Amérique contemporaine privée d'âme et la relation poétique de leurs aventures dans une contrée au-delà de notre monde, tandis qu'ils rencontrent des elfes, des lutins, des dragons et l'amour, tout cela dans une écriture émouvante qui donne le vertige à force de superbe simplicité ; enfin, durant l'été 1982, est paru le génial recueil qui réunit la quasi-totalité des nouvelles publiées par Le Guin depuis 1974 dans des supports très différents et parfois hors SF. La vingtaine de récits qui le composent sont répartis en six directions : Nord, Sud, Est, Ouest, Nadir et Zénith (dans le désordre). Cela s'appelle The compass rose, c'est beau, et ça ne semble pas intéresser beaucoup les éditeurs français...
Et je ne parle même pas du recueil d'essais critiques tous plus surprenants et excellents les uns que les autres, The language of the night, sorti en 1978...
« Superlights », qui décidément a le vent en poupe ces temps-ci, répare donc un oubli injustifié en proposant la traduction à un prix ridicule, celui du livre de poche, d'un excellent roman.
Sur Victoria, la Terre a déporté et abandonné deux communautés humaines plutôt antagonistes : les criminels, qui ont rebâti dans la Cité une société à caractère féodal et précapitaliste, et les pacifistes qui, dans la Zone toute proche, appliquent leurs principes de non-violence et de liberté individuelle. Les communautés avaient jusqu'alors vécu dans un équilibre précaire fait essentiellement de relations socio-économiques. Mais les tentatives de mainmise de plus en plus répétées de la Cité sur la Zone et la découverte par une expédition d'habitants de celle-ci d'un site où ils pourraient, loin de la Cité, prendre un nouveau départ, précipite la crise qui couvait...
Il est évident que ce roman est une relecture, sur un mode plus mineur, de thèmes voisins de ceux exposés dans Les dépossédés. Mais alors que ce dernier insistait plutôt sur la comparaison de deux modèles sociaux, L'œil du héron, tout aussi (sinon plus) critique, porte l'accent sur l'attitude à avoir lors du conflit entre de semblables modèles. Le pacifisme et la non-violence telle que la prônait Gandhi (à qui est fait plusieurs fois nommément référence) sont-ils suffisants ?
Cette oeuvre subtile, aux personnages suggérés plus que décrits, déracinés plus que campés, est lente, réfléchie, subtile. La véritable Aventure, telle qu'en semblent friands les Américains et leurs émules aujourd'hui, est loin. Mais cela rappellera aux lecteurs (et aux éditeurs) amateurs d'une autre SF, plus spéculative, qu'il est toujours possible d'en écrire, et d'en lire, de qualité 2.
Loin des fracas des météores de l'édition qui tombent en poussière dès leurs rares étincelles originales épuisées, Ursula Le Guin, tranquillement, bâtit une œuvre chatoyante et romantique, lucide et porteuse de sens, de réflexion, de doute et d'incertitudes. De relativisme. Ne la boudez pas : vous manqueriez, ce faisant, une sensibilité aiguisée, une écriture poétique jusque dans sa retenue et une approche de l'Homme toute particulière. Ce serait bien dommage.
Notes :
1. On peut lire une seule nouvelle en Français qui appartienne à ce cycle, c'est La colline (The barrow, 1976) dans Fiction n°295, d'octobre 1978. 2. Un autre oublié actuel semble être Samuel Delany. Ses deux recueils de nouvelles, dont l'un tout récent, restent inédits chez nous, de même que Neveryona, le roman situé dans le même univers que les beaux et difficiles Contes de Neveryon (Lattes, « Titres SF »). Il n'est pourtant pas aussi long, la bonne excuse ! que son chef d'œuvre, Dhalgren. Les volumes de poésie ? Voyons, ne dites pas de bêtises ! Et son recueil d'essais critiques, The jewel-hinged jaw, où figure son essai « To read the Dispossessed » (Pour lire les Dépossédés), exercice structuraliste inégalé en matière de critique SF, sur près de cent pages ? Vous rêvez ? Oui.