Si l'on en juge d'après sa bibliographie, Le pays des mutants est le trente-quatrième livre de Marc Agapit publié dans la collection « Angoisse » du Fleuve Noir. Agapit s'était signalé dès sa première œuvre (Agence tous crimes, en 1958) par un ton très particulier donné à ses romans, un ton caractérisé par une certaine sécheresse, une sorte d'impassibilité qui, par le fait même que les récits étaient le plus souvent écrits à la première personne, conférait aux scènes les plus horrifiques une auréole de sadisme tranquille, qui jouait aussi le rôle de distanciation.
On retrouve tout à fait, dans Le pays des mutants, cette marque de fabrique, bien que l'horreur soit ici pratiquement absente, et remplacée par les mirages de la folie. Quoi que le titre puisse évoquer, la SF est absente de ce dernier roman, bien que Marc Agapit ait plusieurs fois fait dévier ses Angoisse dans cette direction (par exemple, dans Opération lunettes magiques). Les mutants dont il s'agit sont deux magiciens, un « bon » et un « méchant », qui apparaissent dans les rêves que fait un jeune homme (Michel Deleure, le narrateur) cloué sur son lit par la paralysie, et qui n'échappe à sa triste existence qu'en fumant des cigarettes « spéciales » qui le précipitent au royaume des songes.
Le roman est monté selon le principe de l'alternance entre deux récits parallèles, l'un ne faisant qu'introduire l'autre. Le premier raconte l'existence cloîtrée de Michel, aux côtés d'un parâtre qui ne l'entoure de soins attentifs que pour préparer une vengeance terrible (il veut, à travers le jeune homme, punir sa femme morte en couches à la naissance de cet enfant qui n'était pas de lui). Le second décrit les rêveries cauchemardesques que fait Michel sous l'influence de la drogue, et au cours desquels il est amené à se battre contre le mauvais magicien, sous l'impulsion d'un mystérieux service de contre-espionnage, et avec l'aide d'une automobile qui parle, don du bon mutant.
Le montage parallèle nous porte à attendre, en fin d'ouvrage, une coïncidence des deux univers ; mais Marc Agapit n'a pas su mener à bien ce qui était peut-être son projet de départ... Alors qu'on espère une savante interpénétration du monde des rêves et du monde réel, on doit se contenter de quelques pages bâclées où la vengeance du père (qui, d'ailleurs, échoue) se résout à une farce macabre tout à fait traditionnelle : s'étant fait raconter par son fils la substance de ses rêves, il organise une mise en scène puérile pour lui faire croire à la réalité d'un cauchemar particulièrement horrifique (l'existence d'une araignée géante) et ainsi le faire mourir de peur !
Inutile de dire que cette faiblesse finale nous fait tomber de haut. Ce curieux roman, au décousu voulu, mais en définitive bien arbitraire (ou bien négligé), tire donc dans plusieurs directions : un environnement à la mode (révolte des jeunes et usage de la drogue) ; des mythes d'époque (les services d'espionnage, la voiture, instrument réifié de la toute-puissance) ; des archétypes de l'épouvante (l'araignée géante).
Marc Agapit nous donne ainsi une sorte de pot-pourri : en remuant bien, s'est-il peut-être dit, il en sortira toujours quelque chose... Et effectivement, le livre se lit d'une traite, parce que son auteur — fût-ce en irritant ses lecteurs — a incontestablement le sens du suspense. Au sein d'une collection qui, les Steiner et autres Becker ayant disparu, reste d'un niveau bien médiocre, Marc Agapit surnage incontestablement, jouant le rôle de la grenouille dans une assemblée de têtards. Mais l'auteur de La bête immonde est capable de faire mieux que ce voyage étriqué au Pays des mutants.
Denis PHILIPPE
Première parution : 1/8/1971 dans Fiction 212
Mise en ligne le : 26/4/2002