La collection Anticipation du Fleuve Noir semble bien, depuis un an ou deux, sortir de son immobilisme. Plusieurs signes en témoignent. D'abord et surtout, l'accession en bloc à cette série vénérable d'un grand nombre d'auteurs qui, « jeunes » ou pas, nous étaient jusqu'alors inconnus. Dans une collection qui n'accueillait de nouveaux enfants qu'avec une grande parcimonie, c'est un événement : mais, depuis juillet 70, il faut bien dire que le Fleuve Noir sort quatre titres de SF chaque mois ; à ce rythme, il est normal qu'il y ait eu de l'embauche... En un peu plus d'un an, six auteurs sont donc venus gonfler les rangs des anciens. Pour mémoire, et par ordre chronologique d'entrée en scène, ce sont : Gérard Marcy, Georges Murcie, Pierre Courcel, Robert Clauzel, Paul Béra et Alphonse Brutsche.
Les autres signes, moins probants et moins significatifs, sont naturellement liés à cet afflux d'auteurs nouveaux. Par exemple, il semble bien que les jeunes loups du F.N. « écrivent mieux » que leurs anciens. Ce n'est pas encore du Claudel, mais enfin il est rassurant de se dire qu'on peut lire un Anticipation de bout en bout sans être assailli à chaque page par d'horripilants problèmes de concordance des temps, et sans avoir besoin de se munir d'une pelle pour ramasser les clichés. Il faut voir dans cette amélioration, sans doute, le fait que, aidés par leur nombre, les auteurs n'ont plus besoin d'écrire un livre tous les deux mois : trois romans annuels semblent être maintenant une norme moyenne.
Mais — car il y a un mais — l'inspiration semble souffrir d'un appauvrissement généralisé, surtout si l'on compare les ouvrages récents à, disons, les cinquante premiers numéros de la série, où le quatuor Bessière-Vandel-Guieu-Statten savait nous étonner presque à chaque parution. En fait il s'agit là d'un vieillissement général de la SF — ou plutôt, de son mûrissement : maintenant que la plupart des grands thèmes sont défrichés, il s'agit de les exploiter en profondeur, et c'est peut-être beaucoup demander aux poulains du Fleuve Noir. Bref, entre l'affermissement de l'écriture et le délayage des thèmes, chacun choisira ses motifs de satisfaction ou de désespoir...
Troisième remarque qui, elle, n'apporte guère d'information sur le plan qualitatif, les nouveaux auteurs du Fleuve Noir adorent faire usage des « suites ». Le fait de suivre un même héros à travers différentes aventures était déjà une constante du F.N., mais maintenant, les auteurs semblent véritablement s'orienter vers des séries « à suivre », ce qui menace de rendre difficile la lecture d'un livre pris au hasard — si l'on n'a pas le temps (et qui l'a véritablement ?) d'engloutir ses quatre Anticipation tous les mois...
Ces trois caractéristiques (sujet rebattu, écriture correcte, aventure en deux épisodes) s'appliquent très bien, par exemple, aux deux ouvrages de Gérard Marcy, La force secrète et Vengeance en symbiose. Un style rapide, un sens certain du découpage, du suspens, et un goût assez marqué pour créer un décor, rendraient ces romans agréables à lire, si le scénario n'était pas aussi redoutablement poussiéreux : un groupe d'aventuriers commandés par un savant génial mais mégalomane veut s'emparer du système solaire... Tout se passe donc en batailles d'astronefs, et si, dans le deuxième épisode, les mésaventures d'un cerveau soustrait à son corps viennent un peu corser l'ensemble, voilà tout de même le type d'ouvrages sur lequel on peut passer rapidement.
Plus intéressants sont les deux premiers romans signés Paul Béra (nom dans lequel on croit bien reconnaître un vieux routier de la plume, familier de multiples domaines du roman populaire). Dans le premier, La planète maudite, nous nous trouvons sur la planète Mater (probablement la Terre dans quelques centaines d'années), où un jeune « Premier », Allan (la société est hiérarchisée en sept castes très imperméables les unes aux autres), se heurte au Comité suprême parce qu'il a créé un robot humanoïde jugé trop dangereux. Ne voulant pas détruire sa créature, Allan commence par rejoindre les rangs des insurgés puis, avec une jeune femme et son robot (appelé Robi — en souvenir de Planète interdite ?), s'enfuit sur la planète maudite, monde d'exil où sont déchargés les déchets radioactifs de Mater. Sur la planète maudite, Allan et ses deux compagnons prennent contact avec les descendants des exilés, misérable humanité mutante. Les mutants accueillent favorablement les fugitifs mais refusent la présence du robot, qui doit se désintégrer... Fin du premier volume.
Dans Les êtres de lumière, on retrouve Robi qui s'est réincarné sur une planète inconnue (car il ne peut être détruit mais simplement projeté dans une autre dimension, promesse d'aventures sans fin dans l'espace et dans le temps !), où un reste d'humanité doit combattre les êtres de lumière, créatures d'énergie pure qui tuent par simple contact. Robi, télépathe, commence par faire cesser les hostilités (causées par une simple méprise), avant de faire face à une nouvelle invasion, celle des Rochs, araignées géantes qui veulent éliminer à la fois les créatures énergétiques et les humains, en ayant installé une barrière qui isole la planète des radiations de son soleil. Naturellement, Robi parvient In extremis à rétablir la paix, au prix de son sacrifice, qui lui vaut d'être envoyé à la dernière page dans l'espace-temps où se trame certainement une troisième aventure.
Comme on le voit, rien de bien neuf dans ces thèmes, mais il faut noter tout de même qu'ils ont subi un certain amalgame qui leur donne une sonorité pas trop assourdie. La planète maudite est de loin le meilleur des deux ouvrages. Paul Béra a su en effet évoquer, avec des moyens simples, un monde supercivilisé mais sclérosé dans ses structures, et qui est au bord de la révolution. Notamment, l'action du cerveau électronique, qui connaît parfaitement l'existence des groupuscules secrets mais les tolère car ils représentent un facteur positif dans l'évolution de la planète, est intelligemment décrite. Un récit bien monté et fertile en coups de théâtre achève de rendre la lecture de ce roman très agréable.
On tombe tout da même d'assez haut en lisant Les êtres de lumières, où l'on abandonne Allan Premier pour Robi. Certes, le thème de la double invasion et la rivalité entre deux groupes humains assaillis mais antagonistes (les habitants de la cité sous globe et ceux de la vallée sauvage) pouvaient donner lieu à des développements intéressants, mais la promesse n'est guère tenue. Paul Béra s'est cru obligé de faire de l'humour (ou ce qu'il croyait tel), et les conversations entre Robi et les êtres de lumière, par exemple, sont assez affligeantes. De plus, le découpage est moins, rigoureux que dans le volume précédent, et il y a trop souvent des passages à vide, des trous, des ellipses...
Il n'en reste pas moins vrai que Paul Béra a le sens de l'action, et que ses héros justiciers et libertaires sont bien sympathiques : l'autorité, qu'elle soit le fait d'un clan ou d'une planète, y est toujours joyeusement malmenée ! II faut donc attendre avec intérêt les prochains ouvrages de l'auteur dans cette série.
Denis PHILIPPE
Première parution : 1/7/1971 dans Fiction 211
Mise en ligne le : 15/1/2002