Les auteurs prolifiques tels que Farmer nous ont habitués au pire comme au meilleur ; si bien que, souvent, les lire pour en rendre compte nous est un pensum. Ici, la quatrième de couverture qui doit présenter l'ouvrage (et donner envie de l'acheter) n'était pas faite pour m'inciter à dépenser deux heures de temps.
Pourtant, dès le chapitre deux, je me suis laissé embarquer dans l'aventure classique et folle de cet aviateur américain qui, franchissant une porte temporelle, s'égare sur un monde sans chevaux, sans caoutchouc et sans avions, au beau milieu d'une guerre impérialiste, menée par un état dont la capitale est Berlin. Two Kawks, c'est son nom, est ballotté entre le désir des autres peuples de bénéficier de ses connaissances et son regard sur le monde qu'il découvre en en apprenant les langues. Certains habitants parlent d'ailleurs un langage qui s'apparente à celui de l'aviateur, d'origine indienne... Entre autres mésaventures, il est interné dans un asile dont le directeur lui soumet une théorie fort intéressante sur les Terres parallèles et l'inconscient ; il se trouve aux prises avec un aviateur allemand ayant franchi la même porte et qui, nation oblige ( !), veut devenir le maître de cette Terre...
Bien sûr, il rencontre l'amour en la personne d'une « aristocrate » anglaise, pardon, hollandaise, ce qui nous vaut de très bonnes pages sur les relations hommes-femmes.
Pour ce qui est de l'aventure, Farmer ne s'embarrasse pas de fioritures mais nous en donne, si j'ose dire, pour notre argent. Déployant et utilisant tout l'arsenal guerrier, il nous propose, revues et corrigées, quelques épisodes de la Seconde Guerre Mondiale : le bombardement de Londres, Dunkerque, l'entrée en guerre du Japon, etc. Façon de procéder qui rappelle sans conteste celle de Jeury pour la série des Colmateurs. Farmer fait aussi une fine allusion au Juif errant : la maladie qui met fin à la guerre n'est pas nommée, mais des allusions directes à Pasteur permettent de penser qu'il s'agit de la peste.
Nous sommes donc en présence d'un roman apparemment mineur qui, sous couvert de divertissement, propose une réflexion sur la différence — entre peuples, individus, langages et Terres. Réflexion dont je vous laisse le soin de deviner le sens.
Voilà encore une œuvre non négligeable desservie malheureusement par une traduction inégale. Mais, comme dit l'autre ( ?), qu'importe le flacon pourvût... et l'ivresse, ici, est garantie, tant sur le plan de l'aventure que sur celui de la réflexion intelligente.
Noé GAILLARD
Première parution : 1/1/1984 dans Fiction 347
Mise en ligne le : 1/12/2005