HEROIC POLITIC FANTASY
Laissons l'auteur exposer la situation. « Le D-bloc était un sous-produit d'une drogue en usage chez les régulateurs : repousser le vieillissement, gommer les rides et les vergetures, requinquer les cellules, renflouer l'utilisateur en sang neuf. Elle était de découverte assez récente (encore une petite merveille des labos de la Draeger-Schmitz). Après plusieurs mois de production, on avait observé chez les sanclasses qui travaillaient dans les Maisons de pharmacie en contact direct avec la fabrication des troubles psychiques relativement fréquents. Une espèce de crispation sur leur propre identité liée à l'effritement de leur environnement spatial et temporel, à de subtils décalages, à de légères distorsions affectant l'homogénéité des trois dimensions. Les Maisons de médecine les plus renommées s'étaient emparées de l'affaire, » (pp. 42-43).
Pardonnez-moi ce long extrait. Il est rare de trouver en un seul paragraphe d'un livre une synthèse aussi précise des données de base du récit. L'atmosphère de la première partie du roman est aussi très bien évoquée dans ces quelques lignes.
Soumettre un D-bloqueur chronique, comme Colla Seosam, à une expérience de replication était une dangereuse folie, on le voit bien. C'est Deasun Agus, le sondeur un peu fou, qui a monté le coup. Park Cosanta, Aire Tionscaïl et Dli Cirt, les maîtres du jeu, s'en sont aperçu trop tard.
Qu'est-ce donc que la replication ? « Le processus (...) est basé sur l'analogie structurelle qui existe entre le cosmos et son mode de développement et le cerveau et son activité comme machine à penser, » (p. 38). Une sorte d'ultra-simulation. Colla Seosam est donc répliqué. Quittant le monde de la Régulation et des Maisons de Justice, il est projeté à travers le temps et les mondes parallèles.
Il devient Rory l'invincible, rencontre les faucons-hommes Airgeadais et Gaeltachta, et celle qui deviendra un moment de l'éternité sa compagne, Yawe. Il vit quelques aventures ardentes, livre des combats héroïques et glorieux, mais débloque sur la planète du cynocla... Il connaîtra un destin troublant et incertain et sera celui par qui le chaos arrive (comme le titre l'indique)...
La vision est puissante, si elle n'est toujours claire.
Pierre Giuliani est beaucoup moins brillant et moins personnel dans l'analyse sociologique (et toutes les choses de ce genre) que dans l'aventure et dans la fantaisie. Les dissertations sur la lutte des classes, éternelle comme l'amour et la mort, semblent un peu plaquées sur l'intrigue, sans réelle utilité. Mais la séquence de la chasse au lamalif (pp. 119 à 126) est tout à fait extraordinaire. Il y a là quelques-unes des meilleures pages de la science-fiction classique.-Oui, j'ai dit classique. Et j'ai dit science-fiction... Jack Vance n'a jamais fait mieux.
A côté de ça, on trouve, surtout au début, quelques rares mais malheureux exemples de langage philosophiques fort obscur. Péché de jeunesse. Et puis le critique Giuliani a peut-être soufflé à l'auteur de mauvais conseils.
Heureusement, l'écrivain se détourne vite des sirènes de la philosophie, avec l'aide de Gwladys, de Yawe et des sacrés lamalifs. Tel quel, ce premier roman ne manque ni d'attrait ni d'intérêt. Habilement inventé, les noms propres sont à eux seuls un beau chant poétique. S'il faut juger des promesses, beaucoup d'espoirs sont permis à Pierre Giuliani qui possède tous les dons de l'écrivain et, en particulier, le don d'invention qui distingue l'écrivain de science-fiction.
Il lui suffira d'oublier tout ce qu'il a pu écrire ou penser en tant que critique et de se laisser porter par son instinct qui est sûr.
Michel JEURY
Première parution : 1/4/1978 dans Fiction 289
Mise en ligne le : 16/1/2011