Critique de :
LIANE DE NOLDAZ par Pierre Barbet : Fleuve Noir « Anticipation » n° 563
BRANG par B.R. Bruss : Fleuve Noir « Anticipation » n° 562
LE SERUM DE SURVIE par K.H. Scheer et Clark Darlton : Fleuve Noir « Anticipation » n° 571
Je me frotte les mains : je lis dans divers Fiction que Bertrand ne lit jamais de Fleuve Noir, que des lecteurs protestent en disant que je devrais abandonner à tout jamais d'en parler, que d'autres nous citent leurs « bons » auteurs (comme on a, sans doute, son bon Indien ou son bon Juif), que des auteurs enfin haussent le ton pour crier qu'ils existent, qu'ils ne sont pas des machines à produire... Fort bien ! Tout cette eau qui se promène dans le gaz fait qu'au moins on parle du Fleuve. Et si j'en profitais — au risque de m'attirer quelques solides haines supplémentaires — pour faire le point ?
En ce qui concerne les conditions de production, il est certain que la série « Anticipation » impose quelques limitations, au premier rang desquelles il faut placer le format de l'ouvrage : entre 230 et 250 pages, et quelque variation qu'on puisse faire dans la typographie, cela vous place dans le cadre du roman assez mince. Le Fleuve visant d'autre part un public le plus large possible, il ne faudra pas trop choquer, donc être discret sur la politique, sur l'érotisme, et rester clair dans la narration. Ce sont là des marges, certes, mais au moins elles sont avouées. Croyez-vous, chers lecteurs, qu'il n'existe pas de « règles » dans toute littérature qui se respecte (ou ne se respecte pas), et que ces redoutables adjudants culturels que sont les directeurs littéraires se retiennent pour les appliquer... au besoin en refusant ce qui ne rentre pas dans le cadre imposé ? Allons, il faut bien que cela soit clair, il n'y a pas de littérature pure, et n'est pas imprimé qui veut. Au Fleuve, comme ailleurs certainement, si les règles proposent, le talent dispose : voyez Wul...
Ce qui est certain, par contre, c'est qu'un auteur qui écrit pendant vingt ans quatre bouquins annuels ne peut pas être génial à tous les coups... et qu'il peut même avoir une fâcheuse tendance à s'endormir sur le papier couvert de lauriers trébuchants de son relevé de droits d'auteur. Car c'est là, tout de même, un facteur qu'il ne faudrait pas négliger : il n'y a qu'au Fleuve Noir qu'un écrivain spécialisé en SF peut vivre de sa plume, à cause du rythme de production maison. Et dans un pays où l'on se plaint amèrement de ce que la SF est un genre qui pousse au trépas par malnutrition, c'est une considération à retenir. Mais encore une fois, chacun fait son choix, et chez les lecteurs, et chez les auteurs : car, chez ces derniers, si certains ont opté pour une productivité établie (en général, quatre romans par an), d'autres restent libres de créer quand ça leur chante, et donc ont la possibilité de fignoler davantage.
Mais il faut en venir aux auteurs — et c'est là où il me faudra bien rentrer dans le lard du sujet. Si Fiction peut être d'une certaine utilité pour ses lecteurs vis-à-vis du Fleuve Noir, c'est en créant un certain automatisme, autrement dit en mettant en vigueur une sorte de star system qui permettra au non-fanatique de choisir avec le minimum de risque d'erreur — étant donné qu'il y en aura toujours, un « mauvais » auteur pouvant toujours écrire un livre intéressant, et un « bon » auteur accoucher d'un navet.
Tout en bas de liste, donc à éviter systématiquement, je range Murcie, Caroff, Piret, Limât. A peine mieux, mais enfin il faut bien que les barreaux de l'échelle se remplissent, quatre autres mousquetaires : Randa, Guieu, Dastier, Rayjean. Sur une toute petite moyenne, étant entendu que ceux qui vont s'y trouver peuvent être capables de temps à autre de faire sortir un livre du marais : Barbet, Béra, Clauzel. Sur une très solide ligne de défense où navigue le bon space-opera classique : Bruss, de Fast, Thirion, auxquels il convient d'ajouter, avec des nuances, Arnaud, ainsi que Scheer et Darlton. Enfin, sur le barreau du dessus, un jeune loup, Pierre Suragne, et, avec une prime spéciale à la qualité accordée pour l'ensemble de son œuvre, Le May. Restent Hoven et Brutsche qui, avec deux ouvrages chacun, me semblent un jeu jeunes (ou paresseux ?) pour rentrer dans la liste, mais j'ajoute que pour l'instant le préjugé est plutôt favorable. Reste enfin, inclassable, Richard-Bessière qui, telles les pyramides, contemple toute cette agitation avec un sourire narquois ; si, depuis 1951, Richard-Bessière a écrit des romans qui furent les plus mauvais de la collection, il en a aussi écrit qui furent parmi les meilleurs ; c'est un roc, un pic, une péninsule, il est inattaquable !
Pour en terminer avec ce long prologue (que je conseillerai toutefois aux lecteurs intéressés de découper et d'épingler au-dessus de leur bibliothèque), je vais rapidement, au titre d'illustration par l'exemple, passer en revue trois « Anticipation' parus en juin ou juillet (deux mois très faibles qualitativement).
Liane de Noldaz participe à ce courant nouveau chez Barbet de la SF moyenâgeuse, ou heroic-fantasy, ce qui lui permet de troquer, pour notre plus grand plaisir, les combats d'astronefs contre les combats à l'épée. Malheureusement, cette fois, la sauce n'a pas pris, car il nous paraît bien invraisemblable que, selon la loi des analogies historiques, une lointaine planète de la galaxie se voie dotée de la même évolution que la Terre, à tel point qu'en son Moyen Age, une Jeanne d'Arc (Liane de Noldaz) vive les mêmes aventures mystico-historiques que la nôtre. Plus invraisemblable encore que l'un — des deux observateurs extragalactiques (présenté au début comme une sphère d'énergie, mais ayant « revêtu » pour sa mission un corps humanoïde synthétique) tombe amoureux de Liane et aille même jusqu'à lui faire un enfant ! Et assez discutable que ce même envoyé se lance dans une « pacification » totale de la planète, sous prétexte qu'une seule nation, avec une seule culture, évitera les guerres futures. Avec une telle idéologie, on va loin ! Bref, Barbet a voulu rééditer le coup de
L'empire du Baphomet (son meilleur livre jusqu'à présent), mais n'y a pas réussi...
B. R. Bruss, avec Brang, réédite le schéma des deux tiers de sa production : l'exploration d'une planète bizarre. Si l'on retrouve bien, par-ci par-là, des « aubes couleur aubergine » et des « planètes au nom fracassant » comme Fragador, qui laissent percer, sous le front de Bruss, le délicieux écrivain surréalisant Roger Blondel, l'aventure est cette fois bien morne, qui se contente de broder sur les tracas de naufragés assaillis par des illusions, et découvrant que la planète « Diam » est régie par un « dieu » extraterrestre farceur mais tout à fait bienveillant... C'est tellement anodin que ce roman, s'il eût été publié par Hatier-Rageot, aurait dû se voir spécifier : pour les 12-13 ans.
Par contre, l'équipe des rédacteurs de Perry Rhodan (qui se cachent sous les noms immuables de Scheer et Darlton) commencent très sérieusement à avoir pigé le truc. Depuis quelques livraisons, les aventures du stellarque ressemblent aux bons space-operas de Williamson ou de Hamilton des années 40 ou 50, c'est-à-dire qu'on n'y trouve plus ces combats de fusées qui me font voir rouge, mais de subtils conflits sur des planètes hautes en couleur, où sont décrits force civilisations pittoresques et nombre de non-humains qui évoquent les illustrations de Emsh. Je vous recommande particulièrement, dans Le sérum de survie, qui se déroule sur une planète-zoo, le délicieux Emir, mulot télépathe, téléporteur, télékinésiste et plein d'humour, qui en fait voir de toutes les nuances à de méchants gardiens Froghs plein de pattes... Bien traduits par Jacqueline Osterrath, qui, en outre, rogne et corrige les incohérences des originaux, les Perry Rhodan forment une saga feuilletonesque agréable à lire, qui pourrait très bien donner une image de marque moyenne de la série « Anticipation ».
Denis PHILIPPE
Première parution : 1/11/1973 dans Fiction 239
Mise en ligne le : 6/11/2016