Les frères Strougatski ont encore frappé, dans le cadre de cette remarquable collection de SF soviétique qui, espérons-le, finira bien par nous restituer en français l'œuvre complète de ces deux fous ; si elle ne servait même qu'à cela, la collection aurait amplement justifié son existence.
Comme souvent chez les Strougatski, l'histoire commence calmement, presque banalement, n'étaient de petites anomalies (comme, ici, les décrochements du récit signalés par des guillemets et des points de suspension) et un rythme pervers qui donne au lecteur l'impression de rêver, ou de tenir en main en livre de plusieurs milliers de pages dont la plupart disparaissent une fois lues pour ne laisser en mémoire qu'une trace incertaine. Ces diables d'hommes pourraient faire un roman sans histoire, sans personnages (ils n'en sont pas loin), et livrer un véritable cauchemar engluant les curieux.
Ici, tout bêtement, le savant Malinov travaille. Essaie de travailler. Intuitions fulgurantes, longs calculs, fièvre intellectuelle... Mais les incidents se multiplient. Le téléphone sonne sans arrêt, les visites se suivent, on lui livre une caisse de vodka qu'il n'a pas commandée et, pour finir, une jeune femme s'installe chez lui sans plus de cérémonie. C'est la panne... Ennuyeux, certes, mais assez normal — jusqu'au moment où débarquent chez Malianov d'autres savants dans le même cas. Commence alors un pur délire paranoïaque, d'une ampleur étourdissante, puisqu'il ne s'agit de rien de moins que de l'avenir du monde et de sa réaction violente contre l'humanité.
On pourra, bien sûr, parler des intentions subversives des Strougatski ; elles existent, et l'atmosphère névrosée du livre paraît témoigner de l'intrusion généralisée de la bureaucratie dans les foyers. Mais il y a quelque chose d'autre, plus insaisissable. Peut-être, simplement, un formidable talent...
Emmanuel JOUANNE
Première parution : 1/12/1983 dans Fiction 346
Mise en ligne le : 1/6/2006